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Marie Darrieussecq

Première chronique pour Charlie Hebdo, mars 2015

La Voie lactée vue par Herschel en 1785
La Voie lactée vue par Herschel en 1785

Prenez les rêves, les animaux sauvages, et les étoiles. Ces trois choses ont un point commun : elles existent. Un autre point commun : on les oublie. Les rêves existent en nous. Les animaux sauvages existent à côté de nous. Les étoiles existent au-dessus de nous. On les oublie parce que ce serait le bazar, si on y pensait. Si on prenait au sérieux la réalité des rêves. La réalité des étoiles. La réalité des bêtes sauvages.

 

Les étoiles : en ville on ne les voit pas. On peut continuer à vaquer. Sinon il faudrait se souvenir qu’on est sur une planète très petite, au bord d’un ruban de Voie Lactée, même pas en son centre.

 

Les animaux sauvages : les renards dans Paris. Les cerfs, pas très loin. Plus au large, les rorquals bleus. Et si l’on se souvient qu’en ce moment même, un des derniers pangolins de la planète est en train de creuser son terrier au fond de la forêt du Congo, et qu’il pose les yeux sur le monde, et l’envisage, et y trace ses propres trajets, quelque chose en nous se décentre. Notre espace en est légèrement modifié.  

 

Et les rêves. On les oublie. Parce que c’est trop. Parce qu’ils sont en trop. Derrida : « nous menons une guerre totale aux animaux ». Je ne suis pas loin de penser qu’on fait la même chose pour les rêves, et que si on pouvait, les étoiles y passeraient aussi.

 

De quoi nous parlent nos rêves ? Ils nous parlent de nos désirs. Ou de ce qui nous fait vraiment peur. De la vague qui nous emporterait. Un jour, en rêve, quelqu’un m’a dit (nous étions en voiture, nous longions la mer, un ras de marée venait) : « si tu es seule à voir cette vague, c’est qu’elle n’est que pour toi ».

 

Les rêves nous arrivent, comme des lettres, et comme des événements. Ils nous arrivent en vrai. Walter Benjamin fait un rêve, en 1940, au camp de Nevers où il est emprisonné avec tous les étrangers, tous les pas-Français. Et ce rêve, qu’il écrit à une amie, est « la seule chose belle » qui lui soit arrivée depuis longtemps.

 

Benjamin marche dans la forêt. Au bout de la forêt il y a « trois ou quatre très belles femmes ». Et un piano. Et le vieux chapeau de son père. Et une fente rouge au chapeau. Une des belles femmes lui ouvre son lit. Et il écrit de la poésie. Au réveil, « de bonheur » il ne peut pas se rendormir.

 

Charlotte Beradt est une psychiatre qui a noté les rêves de ses patients sous le IIIème Reich. Ou comment une dictature dicte les rêves. Comment, par exemple, un rêveur rêve qu’un décret supprime les murs. Les appartements s’ouvrent à tous les regards. « La seule personne en Allemagne qui a encore une vie privée est celle qui dort », affirme Robert Ley, l’organisateur du parti nazi. « Il est interdit de rêver et pourtant je rêve » : voilà le même rêve fait, en 1933, par six patients différents. La lutte s’imagine et se construit jusque dans les rêves.

 

Mandelstam, le grand poète russe, résistant à tout, à la violence, à la bêtise, à Staline, Mandelstam était copain avec Akhmatova, une poétesse du même bois. Ils constatent qu’ils ont peur de rêver. Peur de parler en rêve dans les appartements communautaires. Ils se demandent si on peut s’autocensurer jusque dans sa propre nuit.

 

Et Sam Francis, un immense peintre américain, a dit un autre jour (en 1982) : « Il n’y a qu’un seul rêve par nuit ». Je ne sais pas exactement que cette phrase signifie. Mais elle a la force poétique des rêves. Est-ce que tous les rêves dans la nuit tournante du monde sont, en une seule rotation, finalement le même rêve, le même mythe, la même image ?

Ou sept milliards de rêves et de cauchemars ?

 

Mandelstam
Mandelstam
Oil painting by Sam Francis - Wikipedia
Oil painting by Sam Francis - Wikipedia
Rêver sous le 3ème reich
Rêver sous le 3ème reich
Voie Lactée
Voie Lactée

 

mars 2015