J’ai remis ce texte à l’Institut français au retour de ma “mission Stendhal”. J’étais allée à Los Angeles trouver le début du roman que j’avais en tête, qui ne s’appelait pas encore “Il faut beaucoup aimer les hommes” mais “L’intensité” (un titre bien moins bon). La bourse Stendhal offre 4000 euros pour soutenir les écrivains “souhaitant effectuer un séjour à l'étranger pour réaliser un projet d'écriture dans les domaines de la fiction, de la non fiction et de la poésie, pendant un mois au moins”. Par ailleurs, en janvier 2013, je suis partie au Cameroun.
Los Angeles et la côte Ouest américaine, été 2012
La lumière de Los Angeles. C'était ce que je venais chercher. Une lumière méditerranéenne, jaune et poudreuse, parfois écrasante sur les collines de Mullholand Drive, mais beaucoup plus nordique le soir, quand le soleil se couchait sur les oliviers de Beverly Drive : ciel d'un mauve transparent, d'apparence limpide malgré l'évidente pollution.
Oliviers sans olives, génétiquement modifiés pour ne pas que les fruits salissent les pelouses.
Los Angeles est à la même latitude que Casablanca. Seattle, que je rejoindrai plus tard en train, est à la même latitude que Brest. Le changement de climat est à peu près aussi frappant, mais dans les deux cas, les soirs ne sont pas du tout les mêmes que sur la côte Ouest atlantique. L'air, rapidement, se glace ; la nuit tombe et éteint toute chaleur, même au sol ; au matin les pelouses sont froides, les dalles des terrasses attendent de se réchauffer à nouveau au soleil. La douceur qu'on peut connaître en Bretagne ou au Pays Basque, due au Gulf stream sans doute, est inconnue sur cette côte Ouest. Le Pacifique est un océan froid, du moins sur toute la longueur de la Côte Ouest américaine.
Côtes Ouest : c'est un point de vue terrestre. Il faudrait dire "Côte Est" du point de vue de l'océan. Los Angeles et Seattle sont en bordure Est du Pacifique, de même que Biarritz et Brest sont à l'Est de l'Atlantique.
Et comment expliquer (sinon par la littérature ?) que l'océan Pacifique apparaisse comme réellement plus grand, vu de ses plages, que l'Océan Atlantique ? Je venais chercher dans ce voyage d'abord des réponses à des questions géographiques ; des questions cardinales de latitude et de longitude. Pas tant des questions de climat que des comparaisons point par point sur la planète, selon la taille du ciel, la forme des vagues, l'apport des courants, les failles telluriques.
Dans la maison où je logeais, sur Beverly Drive, les propriétaires m'ont montré les traces du dernier grand séisme : le plan de travail avait été fendu en deux par la chute du réfrigérateur ; des failles parcouraient la maison du sol au plafond, et la murette du jardin zigzagait légèrement.
Faut-il l'avouer, j'ai regretté sur ce mois de mission n'avoir pas eu à mettre en oeuvre mon bref apprentissage du danger sismique : s'accroupir sous la première table venue, en ayant si possible attrapé un coussin pour se protéger la tête. A défaut, se tenir dans une encoignure de porte (la poutre horizontale étant censée résister, et protéger des chutes d'objet). Ne pas se précipiter dehors ! Un jour, paraît-il, la Californie se détachera du continent américain. Le Pacifique s'engouffrera dans la faille de San Andrea. Alors sera réglé le "problème" de la Californie, état un peu plus libéral que les autres, qui fait dire aux habitants du Middle West : "What is California ? California is what goes wrong in this country." ('Qu'est-ce que la Californie ? La Californie c'est ce qui va mal dans ce pays.")
"People are afraid to merge on the Los Angeles freeways" : la première phrase de Less than Zero, le premier roman de Bret Easton Ellis, me suivait dès que je prenais ma voiture de location. "Les gens ont peur de se perdre sur les autoroutes de Los Angeles", mais "merge" a aussi le sens de se dissoudre, de se perdre au sens quasi moléculaire ; du moins est-ce ainsi que j'entendais alors la phrase, persuadée que si je me perdais, on ne me retrouverait pas, dissoute dans les sucs gastriques de cette ville moins labyrinthique que parfois désespérante : encombrée à mort sous un soleil écrasant. Polluée jusque dans ses hauteurs, jusque dans ses vagues terriblement régulières, à Malibu, faux paradis en bordure d'autoroute, maigre plage plate coincée entre les canyons et les camions.
Point Dume, à dix minutes de là, est une aire de reproduction pour les requins blancs. Du moins est-ce ce que m'a raconté un des nombreux fous de Malibu, posé comme moi sur le sable, un jeudi à 15h, parmi les autres oisifs bizarres. De même, les écrivains (en tous cas moi) ne font rien l'après-midi, alors que la ville bruisse et souffle et fume et transpire. Ces plages de grandes capitales sont étranges : leur population, leur rythme, leur totale absence de charme objectif - être une plage de capitale, voilà leur seul atout. Au lieu d'aller au bistrot, s'échouer à la plage. Les deux héros du roman que j'ai en tête, elle et lui, se retrouveront souvent dans une villa de Malibu, ces villas sur pilotis, gagnées sur la plage et qui semblent si fragiles et si claustrophobiques malgré leur vue "imprenable" sur la mer. Serrée entre vagues et autoroute, à la merci du premier tsunami.
Les deux personnages se rencontreront au-dessus de Malibu, à Laurel Canyon ou peut-être Topanga Canyon (j'hésite encore entre les deux lieux), chez une star de cinéma de leurs amis. Ils sont tous les deux acteurs. Coup de foudre.
West Hollywood : sur le toit du 9200 West Sunset Boulevard, dans un bar superbe nommé the Soho House, j'ai rencontré le petit monde du cinéma d'auteur (car il reste un cinéma d'auteur à Hollywood, sur son bord Ouest comme on dirait son bord gauche ou sa côte lointaine). La nourriture locale est à base de quinoa bio, de pousses de kale (une salade très dure), de germes de soja, de gingembre frais, de jus de jeune carotte, de panais nain. Il n'est pas si difficile que ça de fumer malgré l'interdiction. Idem au Château Marmont, passage obligé des rendez-vous nocturnes du Hollywood "business". Ce pays garde un rapport complexe à la prohibition - sans parler du rapport au corps. Je suis restée longtemps à observer les créatures locales évoluer dans leur biotope. Solange, l'héroïne du roman, dinera dans ce genre d'endroits, non sans embarras ; elle se trouvera souvent "moins bien", ou trop française, ou trop provinciale. Sa rivale en amour, une actrice métisse afro-américaine, va jouer dans le même film qu'elle, une adaptation de "Coeur des ténèbres" de Conrad.
Toute cette partie du roman se passe dans le milieu des acteurs à Hollywood : elle et lui font une carrière de seconds rôles connus, mais qui les cantonne à des stéréotypes : elle est la belle Française vénéneuse et froide, il est le Noir "de service" dans des productions toujours à dominante blanche. Sans que les préjugés qui les cernent soient exactement comparables, les deux personnages vont jouer leur rôle, autant à l'écran qu'à la ville. Un homme noir est en effet amené à "jouer sa couleur" au sens où on lui demande d'être noir : on attend de lui un certain comportement. Aux femmes on demande aussi sans cesse d'être "femme" sans que personne ne sache exactement ce que cela veut dire. Je crois que mes romans interrogent les stéréotypes, les "truismes", sur le sexe, la mort, les "mères", les frontières, ou ici le racisme. A Los Angeles j'ai aussi beaucoup discuté de la différence entre un Noir américain et un Noir africain. Pour reprendre Jean Genet : "C'est quoi, un Noir ? Et d'abord, c'est de quelle couleur ? "
Hollywood en ce sens fonctionne comme une machine à stéréotypes, qui s'en nourrit et vise à en produire industriellement de nouveaux. Mais parfois, un auteur parvient, à force d'images, à déconstruire les clichés. L'acteur noir a un film en tête, une "grande idée" comme la nomme Solange, et ce sera cette adaptation post Apocalypse Now de Coeur des Ténèbres.
Une autre partie du roman mènera ainsi mes personnages en France, et au Congo. Pour ma part, j'ai pris le train "Coast Starlight" de Los Angeles à Seattle. Je voulais longer le Pacifique au plus près possible, puis voir se transformer lentement cette Amérique de la Cote Ouest. La falaise hitchcockienne de Big Sur est la porte d'une autre Californie, boisée, montagneuse, déjà oregonienne. Dans le Washington State, sur les traces de Kurt Cobain et Courtney Love, j'ai visité leurs villes natales, Aberdeen et Olympia, sorte d'antithèse à Los Angeles et version américaine de la province : villes perdues en bout de rails, anciennes, peuplées de descendants d'Ecossais, d'Allemands et de Scandinaves, tous blancs. Le rapport érotique à la star, qu'elle soit de cinéma ou de rock, m'intéresse aussi pour ce roman. Flottait, en ces bouts du monde aux plages froides et désertes, le fantôme de "Dead man", film sublime de Jim Jarmush où Johnny Depp joue un Blanc à l'agonie, aidé par un Indien qui se fait appeler Nobody. Chez les Indiens Suquamish et Maka, la mer n'est pas vue comme chez "nous". Sur la tombe de Grand Chief Seattle, à l'ombre du Mount Rainier, un volcan actif, je songeais à cette notion de "l'Autre", à ces gens que les Blancs ont désigné comme frontière de leur être, et contre lesquels ils se sont définis comme blancs, et suprêmes. Je crois que c'est Nabokov qui faisait remarquer que les Blancs ne sont pas blancs. Ils sont beiges, roses, marbrés...
L'Autre du Blanc américain n'est pas l'Autre du Blanc français, à commencer par le fait que les Blancs, en France, se définissent beaucoup moins comme "blancs" que les Américains ; ils se vivent comme universels. Toute différence est perçue comme une sorte d'accident en regard de cette norme blanche et masculine qui domine la France avec une inquiétante "innocence". La blancheur va de soi, le reste est autre. L'histoire coloniale des deux pays est très différente.
C'est aussi un roman sur l'attente, celle de l'homme aimé, celle des plateaux de tournage, celle du temps immobile quand on ne sait plus quoi faire de soi à force de désir inassouvi et d'impatience fixe. J'ai moi aussi attendu, là bas, pour diverses raisons, dans ces maisons américaines très "desperate house wife" : Madame Bovary, c'est elles. Solange, l'adolescente de mon roman Clèves, est aussi devenue une Madame Bovary à sa façon, perdue dans une passion à la fois merveilleuse et impossible, comme toutes les passions, dans laquelle le fait que l'homme aimé soit noir est à la fois important et dépourvu de sens : un homme, quel qu'il soit, objet de projections et de fantasmes, acteur du cinéma intime de Solange, "sur l'écran noir de ses nuits blanches".