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Marie Darrieussecq

Catherine et les arbres

Saule pleureur
Saule pleureur

Entretien avec Catherine Martin-Zay paru dans la revue-livre du CDN d’Orléans, dirigé par Arthur Nauzyciel, vers 2010

 

Catherine Martin Zay, libraire à Orléans, est née à Paris en 1936 : fille du Front Populaire, et fille de ministre du Front Populaire. Les deux parents se sont connus au temple d’Orléans. Sa mère, Madeleine Dreux, est d’une famille protestante orléanaise, et Jean Zay est juif alsacien du côté de son père.

 

« Mon grand père maternel avait une entreprise de peinture et un magasin de papier peint rue des Carmes. C’est très important pour la suite de l’histoire. Parce que ma mère travaillait dans cette boutique, et mon père allait voir son propre père qui était journaliste, et qui avait son imprimerie aussi rue des Carmes. Mes parents se retrouvaient donc, déjà, autour de l’encre et du papier.

 

« Et ces rencontres amoureuses avaient donc lieu ici, dans ce quartier ; je m’en suis rendu compte très tard, quand des clients m’ont dit : « je me souviens avoir vu vos parents s’embrasser au coin de la rue… » Ce pan là de leur histoire, je ne l’avais pas pris en compte. Cette histoire personnelle, amoureuse –  l’histoire de tout le monde – a longtemps été occultée pour moi par l’histoire de mon père. Le tragique de l’histoire de mon père a longtemps transformé son histoire en Histoire. Grâce à cette simple phrase - je me souviens avoir vu vos parents s’embrasser au coin de la rue… - mon père a pu sortir de la grande Histoire pour retrouver une histoire à lui, à nous. Redevenir adolescent. Ils avaient 14 ou 15 ans, ils faisaient du théâtre dans les après-midi récréatives du Temple...

 

« Mon père est né en 1904, c’était un jeune ministre au milieu de vieux ministres de la Troisième République. Entouré de conservateurs, il avait des idées novatrices, beaucoup de réformes à accomplir. D’abord avocat, il est entré en politique très tôt, comme député du Loiret. Ma mère et lui formaient un couple ministériel atypique, qui recevait avec simplicité, comme des jeunes gens. Qu’un ministre ait un enfant, c’était atypique aussi. Un journal a publié une photo de lui et moi, au bord de la mer. Ce sont nos dernières vacances avant la guerre. Le 29 août 1939. C’est une des dernières photos que j’ai de lui. »

 

Pendant ces 4 années du ministère Jean Zay jette les bases de multiples mesures qui seront votées après la guerre. Il a pensé l’Ena, inventé le festival de Cannes, proposé un nouveau statut du droit d’auteur, créé la réunion des théâtres nationaux, le Musée d’Art moderne et celui des Arts et Traditions Populaires, soutenu la recherche scientifique, inventé les bibliobus… Il a surtout réformé profondément l’enseignement. Démocratisation, respect de la laïcité, égalité des chances ; lutte contre le surmenage, activités périscolaires, allégement des programmes et du nombre d’élèves par classe ; augmentation des budgets et du nombre de postes ; méthodes pédagogiques saluées par Freinet ; médecine préventive ; sport et cinéma à l’école… Après lui, et malgré les freins mis à sa réforme par le Parlement, l’enseignement en France a un autre visage.

 

« A la déclaration de guerre, reprend Catherine, mon père a démissionné de son poste de ministre pour partir combattre. Voici ce qu’il écrit au président du Conseil : « Âgé de 35 ans, je désire partager le sort de cette jeunesse française pour laquelle j’ai travaillé de mon mieux au gouvernement, depuis 40 mois ; je demande donc à suivre le sort normal de ma classe ». Il voulait lutter contre le fascisme : pour l’œuvre qu’il portait, et pour le nom qu’il portait.

 

« Mon père est toujours resté député, et c’est à ce titre qu’il s’engage, en 1939, dans la Résistance. Il entend dire que les parlementaires sont convoqués à Bordeaux. Il quitte donc son régiment. A Bordeaux, il prévient le ministre de l’Intérieur et il s’embarque le 20 juin à bord du Massilia avec les parlementaires opposés à l’armistice, dont Mendès-France, pour aller résister en Afrique du Nord.

 

« Mon souvenir du Massilia, c’est une bataille de polochon avec Michel Mendès France, un des fils de Mendès. Il s’en souvient aussi. Ma mère était enceinte de ma sœur Hélène, et moi j’avais trois ans. »

 

Les députés du Massilia sont, avec ceux qui partent à Londres autour de de Gaulle, les premiers résistants. Pris dans un traquenard par l’équipe de Pétain, Zay et Mendès sont arrêtés le 15 juin 1940 au Maroc. Après un simulacre de procès, Zay est jugé, pour soi-disant désertion, par un tribunal militaire aux ordres de Pétain. Il est condamné à la peine qu’avait eue Dreyfus et qui n’avait jamais plus été prononcée depuis : dégradation militaire et déportation en Guyane. Il est finalement emprisonné à la prison de Riom.

 

« Ma mère attendait au Maroc, reprend Catherine. Elle y a accouché de ma sœur. L’antisémitisme était plutôt virulent au Maroc, mais il y avait aussi des gens qui voulait aider ma mère, parce que c’était Madame Zay. Nous sommes restés jusqu’en 41, puis nous sommes partie rejoindre mon père à Riom.

 

« J’ai des souvenirs fugitifs de la prison. Je ne me souviens pas de son visage, et ça, c’est très troublant pour moi. Je lui ai pourtant très souvent rendu visite. Il a d’abord été là comme prisonnier de droit commun, et mis au secret. Puis l’avocat lui a obtenu le statut de prisonnier politique. Ses conditions de détention se sont un peu améliorées. Mendès s’est évadé mais pas mon père. Il y avait eu des menaces contre nous, nous étions là comme des otages. Mon père savait, de plus, qu’après son procès inique, une évasion pourrait être interprétée comme un aveu de désertion. Il était aussi extrêmement surveillé. Il était, dans cette prison, une proie facile, tenue en réserve. Nous, nous étions à l’hôtel des Voyageurs, puis ma mère a pu louer un petit appartement. »

 

« En prison mon père souffrait de l’immobilité à laquelle il était réduit, sans pouvoir agir sur les événements de son temps. Lui, plein de désir d’action, était condamné à ne rien faire. Une des choses qu’il a inventées, c’est un petit jardin.   

 

« Il disposait d’une petite cour. Cette cour était terrible. Il l’a entièrement dépavée, bêchée et semée. Il a reconstitué dans ce petit périmètre tout ce qu’il n’avait plus : la nature, un monde. Et il a planté, aux deux angles du fond, deux saules pleureurs.

 

« J’ai sans doute ajouté après coup cet adjectif de pleureur. Tous les saules ne sont pas pleureurs ? Non ? Je ne sais plus. Leurs branches traînaient jusqu’à terre il me semble.

 

« Ma mère les a transportés sur son épaule, elle a traversé tout Riom avec ces arbres sur son dos. Les avaient-ils choisis exprès ? Je pense. Evidemment, on entend la tristesse dans leur nom. Est-ce que mon père voulait-il y voir les « arbres des deux petites filles » ? Je ne sais pas. Dans un de ses cahiers, il note une phrase que je dis, j’ai trois ans : « il faudrait bien un arbre pour papa ». J’avais donc conscience qu’il lui manquait des choses… Un jour j’arrive à l’école en retard après avoir déjeuné très vite avec mon père, et je dis le mot prison. Ca a fixé le lieu.

 

« Mon père a beaucoup, beaucoup écrit en prison. Déjà enfant, de sa belle écriture ronde, régulière, il écrivait des journaux, fait de séries d’articles qu’il composait seul.

 

Ces cahiers de prison, pendant longtemps je n’ai pas pu les lire. Ce ne sont pas des choses faciles à lire... Et quand on commence à le faire… Toute notre enfance, avec Hélène, est sur ces cahiers, « les cahier des deux petites filles », qu’il a tenus jusqu’à sa mort.

 

« Dans cette petite ville de Riom, au bout d’un certain temps, tout le monde savait qui était cette dame qui traversait tous les jours la ville avec ses deux petites filles, l’une marchant à côté d’elle, l’autre dans le landau. Tout le monde était très gentil avec nous.

 

« Ma mère est rentrée à Orléans. Elle était sans nouvelles de mon père. Il avait disparu. Ce qui s’est passé, nous l’avons appris plus tard : le 20 juin 44, trois miliciens venus de Vichy sont venus l’enlever en se faisant passer pour des résistants. »

 

Jean Zay a été assassiné dans les bois de Cusset, près de Vichy. Les miliciens ont arraché son alliance, et ont jeté le corps dans un ravin, le « Puits du diable », qu’ils ont plastiqué pour effacer les traces. Les restes n’ont été découverts qu’en 1946, par deux chasseurs, et enterrés anonymement.

 

« J’ai appris sa mort à la radio, en 48. Alors j’ai posé des questions à ma mère, et elle me l’a dit, à ce moment-là. Qu’il était mort. La nouvelle était impossible à intégrer. Je me suis dit « je vais y penser demain ». Cela faisait quatre ans que nous l’attendions. On m’avait dit « papa est parti en Amérique ». C’est comme les enfants de déportés, à qui on disait : tes parents vont revenir… De même, dans la prison, nos parents ont tout fait pour que nous ne nous rendions pas compte. Le jardin, les arbres…

 

« Vous voyez, mon ex-libris, c’est un arbre.

 

« Le dernier souvenir que j’ai de mon père est d’avoir lu sur ses genoux un album du Père Castor dessiné en ombres chinoises. C’est lui qui m’a appris à lire.

 

« Je suis retournée à la prison de Riom très tard, avec une journaliste. Je n’avais pas cherché à y retourner avant. Pendant des années, ni Hélène ni moi ne pouvions parler de cette période. Ma mère vieillissait. La nécessité de reprendre notre histoire se faisait plus pressante. Mais l’idée de faire des démarches administratives, de m’adresser au Ministère de la justice pour demander l’autorisation… C’était au dessus de mes forces. Le contraste était trop grand : ce lieu était pour moi un lieu intime. Il nous appartenait, au sens où il faisait partie de nos souvenirs.

 

« La journaliste s’est chargée de tout, et elle m’a emmenée, pour faire un film. La cour avait été repavée. Les arbres ne sont plus là. Mais entre les dalles, il y a des brins d’herbe, des pissenlits… Ca m’a bouleversée : c’étaient les restes du jardin de mon père. »

 

 

*

 

 

« Le journal, la France du Centre, avait été bombardé, et c’est à la place que nous avons fondé cette librairie, en 1964 : 57 rue Notre Dame de Recouvrance, dans une des plus vieilles rues d’Orléans. La rue avait été reconstruite, et sur cette frontière entre l’ancien et le nouveau, les « Temps Modernes » étaient comme un point de passage. L’adresse et le nom s’accordaient.

 

« Moi, tout le monde m’avait dit de faire du droit, toutes les amies de ma mère, dont beaucoup étaient femmes d’avocat. Mais cela me paraissait très triste...

 

« Ma sœur Hélène, a été enseignante à la fac de lettres, puis elle a fondé le CERCIL, le Centre de recherche et de documentation sur les camps d'internement du Loiret et la déportation juive.

 

« C’est surtout ici, à Orléans, que j’ai entendu des réflexions. La haine antisémite, l’héritage de l’Action Française… Il y a des choses qui ne se pardonnent pas. Orléans n’avait pas complètement changé. La librairie était un îlot que je construisais avec des gens qui n’avaient pas vécu cette période épouvantable. Je n’ai jamais pensé à m’installer ailleurs, parce que ma mère était ici.

 

A l’époque il y avait à Orléans des librairies généralistes ou scolaires. Il n’existait pas de lieu pour mettre en contact la littérature et l’actualité : pour réunir ce qui s’écrivait et ce qui se pensait, à ce moment-là du temps et du monde, en ce milieu des années soixante. Nous avons proposé un lieu de rencontres, de débats et d’idées, qui faisait signe à la revue de Sartre les Temps Modernes, revue qui était elle aussi un lieu de débat. Nous avons demandé à Sartre la permission de reprendre le nom. Nous diffusions sa revue, mais Sartre, il n’y avait pas besoin de l’inviter. Il parlait tout le temps et partout, les gens l’écoutaient quasiment en direct, il leur était facile de savoir ce qu’il pensait.

 

« C’est Violette Leduc qui a été la première invitée. C’était une écrivaine qui avait fait une entrée en littérature assez fracassante en écrivant sur sa vie intime, et qui pouvait faire avancer le destin des femmes. Parmi les tout premiers invités il y eut aussi Pierre Mendès France, et Jean Vilar.

 

« Un écrivain m’a marquée, bien sûr, à Orléans, et depuis mes années de lycée : Georges Bataille. Je l’ai rencontré par ma professeure de piano, Mme Deschaussées. J’avais commencé le piano à Riom, puis j’ai pris des leçons particulières à Orléans, tous les samedis. Ces leçons se faisaient avec un public de deux personnes : la mère de ma professeure, et la femme de Georges Bataille, Diane Bataille. Elle-même écrivait des romans policiers. Je me souviens que Bataille était très impressionné et heureux de connaître ma mère. Il vivait assez à l’écart, sa réputation était sulfureuse. Les familles bourgeoises, conservatrices, étaient scandalisées par Bataille. Il était bibliothécaire pendant que j’étais au lycée, à la fin des années 50. Il écrivait certainement à la bibliothèque. Michel Surya a interviewé des gens qui l’ont connu à Orléans. Michèle Desbordes a aussi des souvenirs de cet homme très silencieux, au regard bleu perçant. Ou Madeleine Chapsal, qui l’avait interviewé à l’époque sur le banc dans le jardin en face de la bibliothèque. Ce banc va être restauré. La bibliothèque donnait, de ce côté-là, sur une petite rue en face du lycée Jeanne d’Arc.

 

« Un des premiers souvenirs de mon retour à Orléans, c’est Hélène Cadou. Elle a travaillé très longtemps avec Bataille. Elle était femme de René Guy Cadou et elle-même poète. La librairie a commencé très tôt à travailler en relation avec la Maison de la culture, dont la première directrice fut Hélène Cadou. Je me souviens de la présence de cette femme dans ce bureau assez sombre… Elle s’est affirmée dans son travail au Carré Saint Vincent.

 

« Certes nous avons agrandi la librairie : la partie pour les enfants, puis le premier, où se font les rencontres. La librairie pouvait même sembler trop belle, avec ses lampes chinoises qui datent d’avant l’ouverture, ses couleurs… Elle peut sembler intimidante à certains clients. Alors on voulait leur montrer que non, qu’ils pouvaient entrer sans qu’on leur tombe dessus. Surtout, on leur fichait la paix ! Ils pouvaient feuilleter les livres, repartir sans acheter, ce qui était peu courant à l’époque. Et fumer tranquillement – on avait fait des cigarettes avec des pots à compas. Des cendriers dans une librairie, ça paraît extraordinaire aujourd’hui !

 

« Mais l’extension s’est surtout faite par les lieux off, en référence à Avignon : la librairie se déplace. C’est elle qui va aux gens. Nous travaillons avec des associations de théâtre, de cinéma, avec la faculté, avec le Carré Saint Vincent. La librairie s’est ainsi agrandie à l’infini : nous l’avons transportée de lieu en lieu. La librairie est aussi une galerie, qui s’appelle « le Lieu des signes » quand nous exposons – des peintres qui écrivent ou es écrivains qui peignent. Elle s’agrandit donc aussi en changeant de nom selon les activités qui s’y passent.

 

« Les liens de la librairie avec le théâtre sont anciens, étroits, originels. Ils datent de la fondation du carré Saint Vincent, qui a d’abord existé dans ce qui est aujourd’hui la Maison de Jeanne d’Arc. Je me souviens d’une représentation dans le grenier de cette maison, cela avait un aspect presque clandestin ! C’était au début des années 70.

 

« Les premières collaborations littéraires de la librairie hors les murs ont eu lieu avec le Carré Saint Vincent, qu’Irène Ajer a dirigé le centre pendant plusieurs années. Là on faisait des tables de livres. Je me souviens d’avoir invité Viviane Forester. Nous avons travaillé ainsi un certain temps, en off. Mais vu le travail thématique très assidu que nous faisions, l’ouverture d’une véritable annexe, d’un lieu à demeure dans le Carré Saint Vincent, est devenue nécessaire. Cette annexe date de l’arrivée de Claude Malric, en 85. Nous travaillons en relation avec la programmation, autour de la bibliographie et des thèmes associés à la saison théâtrale. L’annexe est vide dans la journée. Nous ne pouvons pas y disposer d’un fond, ce n’est pas le but. Elle ne peut être que complémentaire d’un autre lieu : c’est une façon pour la librairie de joindre des publics très larges.

 

« Quand le CDN a été créé avec Braunsweig, nous nous sommes lancés dans une action très liée, un partenariat. Dans le Carré Saint Vincent – puisqu’il y a plusieurs théâtres dans ce lieu  – le CDN est la structure qui génère le plus de ventes de livres : l’exigence de la programmation, le choix de la création… Notre but a toujours été de faire découvrir des auteurs. La librairie est un lieu très à part, d’intimité, qui permet de faire des découvertes et donne le temps de se poser.

 

« Avec la nomination d’Arthur Nauzyciel, s’est créée une dynamique transdisciplinaire : il travaille avec le cinéma et surtout avec des écrivains, je trouve ça formidable ! La capacité d’invention est une nécessité des librairies face aux changements contemporains dans l’univers du livre. Cette annexe va dans ce sens. Sous l’enseigne des Temps Modernes : nous tenons à notre indépendance, à ne nous mettre sous aucune houlette.

 

« Au début, ce livre gratuit, que vous faites, j’ai trouvé ça un peu problématique. L’idée qu’un livre puisse être gratuit, est-ce que c’est bien ? J’étais un peu estomaquée. Tout ce qui participe à faire croire aux gens que le livre est hors économie, alors qu’ils sont prêts à payer pour les autres produits culturels, DVD, etc. Le livre fait partie, qu’on le veuille ou non, d’un marché culturel. Et puis j’ai appris comment m’en servir, de ce livre du CDN. Les gens repartent avec, je le leur donne, parfois ils n’osent pas le prendre, ils sont étonnés ; et c’est une occasion de parler avec eux. J’ai toujours cherché le moyen d’aiguiser la curiosité des gens vers l’écrit, et là, en plus, grâce à ce support, on peut parler du théâtre, de la programmation, et faire découvrir les écrivains que vous publiez dedans.

 

« Une librairie a un rôle d’éducation populaire, c’est très important. De tous les publics – il faut une diversité, et des livres pour enfants. Les gens sont parfois dans une culpabilité, ou une timidité, quand ils entrent dans une librairie !

 

 

« Je suis née dans les livres, j’ai avec eux un lien viscéral, physique, et c’est le même que j’ai avec les arbres.

 

« L’arbre est intégré dans le livre. Les arbres sont des corps ; j’ai avec eux un lien vital : les branches nues de l’hiver, je les vois comme des bras. On dit le tronc pour l’arbre comme pour l’être humain. Et le papier des livres, il vient de ce corps des arbres.

 

« Les arbres sont dans les livres. Par le papier, et parce que la littérature parle constamment des arbres, n’est-ce pas ? Les vôtres, en particulier. Je me souviens de pages du Pays…

 

« Je ne connais pas spécialement le nom des arbres, il me suffit de voir que c’est un arbre. Oui, vous me citez ce livre de Kertész, où il parle de l’arbre du Nord, le sapin, et de l’arbre du Sud, le platane. L’arbre des forêts et l’arbre des villes, voilà, tous les arbres sont là :

 

 J’avoue mon ignorance totale en matière d’arbres, je reconnais tout juste les sapins, à cause de leurs aiguilles, et puis les platanes, parce que je les aime et malgré mes contre-instincts, je sais encore reconnaître ce que j’aime, bien que ce soit sans cette violence qui me frappe en pleine poitrine, me noue l’estomac, me fait bondir et me galvanise, avec laquelle je reconnais ce que je hais. [1]

 

« La maison que j’habite est côté sud de la Loire, le long d’une magnifique allée de platanes. Il a fallu en couper certains pour la construction du tramway. On a abattu un platane qui faisait de l’ombre sur ma maison. Tout à coup la maison était à nu, avec la violence du jour, dont il fallait se protéger. Cela a changé la façon intérieure de vivre la maison.

 

« Je n’ai pas raté une minute de l’abattage de ces arbres. Je voulais être là, je devais être là. La sève coulait comme le sang, vous savez. Ce sont des êtres vivants. »


[1] Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, première page, Actes sud, 1995, trad. Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba.

 

2010