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Marie Darrieussecq

Paru dans Charlie Hebdo

L’édition mérite une bonne cor/r/ection

 

Nous avons tous un jour été victimes du correcteur automatique. Dans nos mails ou nos textos, ce robot ne se contente pas de corriger notre orthographe, il corrige notre propre parole. Il bricole le sens même de ce que nous écrivons, y ajoutant des lapsus hasardeux qui peuvent tourner au gag pénible. J’ai ainsi espéré « faire preuve de démembrement » auprès d’un Tutsi rescapé du génocide, alors que je parlais évidemment de discernement… J’ai écrit « bonne courge » à un ami à qui je voulais souhaiter « bon courage ». J’ai écrit « Rita » au lieu de Riss – notez qu’elle est la sainte patronne des causes désespérées. J’ai écrit « musicien » au lieu de « misogyne », « puits » au lieu de « psy », « ver laine » en deux mots au lieu de Verlaine, « like » au lieu de « lieu »,  « Coran » au lieu de Cioran. La metteuse en scène est devenue « la menteuse en scène », et citer du latin s’est transformé en « citer du lapin ». Immanquablement François Villon est corrigé en François Fillon, et Malaparte, allez savoir pourquoi, en « malaxante ». Il faut croire que mes références littéraires, ou mon souci de féminiser les professions, n’entrent pas dans les codes du correcteur automatique. Il résiste à l’inventivité, il en rabat sur l’audace. Sa poésie est strictement involontaire. Ses algorithmes de machine réduisent le mot juste au mot le plus fréquent, et c’est peut-être là le pire des contresens.

 

Jean-Luc Mengus, mon correcteur humain chez mon éditeur POL, corrige mes fautes, pas mon style. Il sait que j’aime féminiser certains accords et mettre des majuscules au Soleil et à la Lune. « Heu-reu-se-ment il y a Mengus », chantons-nous chez POL sur l’air de la publicité pour Findus. Mais le correcteur automatique a un immense avantage sur les correcteurs humains : il est gratuit. Livré avec l’engin. Le correcteur humain est devenu un correcteur précaire. Jean-Luc Mengus me dit être de la génération de correcteurs encore correctement payés. Il est salarié et corrige toute la production de POL. Mais Isabelle Detienne, une des correctrices qui a lancé le mouvement des correcteurs précaires, si elle est certes salariée, attend que la maison d’édition qui l’emploie veuille bien, aléatoirement, lui proposer du travail : « Nous sommes comme des comédiens à tout petit réseau, à espérer à côté du téléphone ». Une autre de ses collègues, Marie-Caroline Saussier, me parle de la précarité de cet emploi payé à la tâche, équivalant à un contrat zéro heure : les correcteurs sont des intermittents sans le statut de l’intermittence, sans compensation quand ils n’ont pas de travail. Il peut n’y avoir aucun travail pendant un mois, puis la correction de 300 pages « urgentes » en un weekend. La pétition que les correcteurs précaires font circuler en ce moment présente ce travail comme  « le rêve du libéralisme absolu : le correcteur dépend de l’offre… et se rue sur elle, quand elle se présente à lui. »[1] Mais il y a pire : le correcteur autoentrepreneur. Le salarié, même pauvre et stressé, a tout de même des droits attachés à son statut. L’autoentrepreneur, lui, prend 23 % de charges à son compte, sans mutuelle ni protection en cas d’accident de travail. Il doit aussi payer lui-même ses congés. Le correcteur autoentrepreneur est l’uber de l’édition.

 

Le collectif des correcteurs précaires tente de souder tous les correcteurs. Une de leurs revendications est que chaque contrat doit préciser un nombre d'heures et prévoir une compensation en cas de baisse. Ils sont un millier environ en France, sans compter les non-déclarés, et majoritairement des femmes. Dispersés dans la nature, c’est-à-dire chez eux, ces TAD, travailleurs à domicile, gagnent péniblement 10 à 15 euros brut de l’heure. À comparer avec le salaire de la TAD Penelope Fillon, puisque c’est précisément sa ligne de défense : elle était attachée parlementaire mais travaillait à domicile, depuis son manoir… Leur rêve à tous : point de manoir, mais être le Findus d’une seule maison d’édition.

 

l'article sur les correcteurs précaires paru dans Charlie Hebdo, 19 avril 2017
l'article sur les correcteurs précaires paru dans Charlie Hebdo, 19 avril 2017

 


[1] http://correcteurs.wesign.it/fr

19 avril 2017