Paru sur le site du Huffpost le 29 mars 2012
Lors de ma chronique mardi dernier sur France Culture, mon rappel du discours prononcé par le Président de la République à Dakar en 2007 a déplu à sa "plume" Henri Guaino. Il a jugé "malhonnête, inconvenant, et honteux" que je lui cite ses propres phrases dans le contexte électoral : il était là pour un temps de parole dédié à la candidature de Nicolas Sarkozy. Il me semble au contraire convenable et légitime, à l'heure du bilan, de rappeler ses propos à celui qui a conseillé le Président pendant cinq ans. Notre différend s'est poursuivi à la pause, mais je précise qu'il m'a courtoisement serré la main en prenant congé.Il a jugé "malhonnête, inconvenant, et honteux" que je lui cite ses propres phrases dans le contexte électoral : il était là pour un temps de parole dédié à la candidature de Nicolas Sarkozy. Il me semble au contraire convenable et légitime, à l'heure du bilan, de rappeler ses propos à celui qui a conseillé le Président pendant cinq ans. Notre différend s'est poursuivi à la pause. Nous nous sommes courtoisement serré la main en prenant congé.
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Le même président, Nicolas Sarkozy, a prononcé en mai 2011 un discours magnifique sur l'esclavage. Ses deux discours, pour contradictoires qu'ils soient, sont accessibles sur le site de l'Elysée, pour ceux qui souhaiteraient les relire.
Avant d'aller plus loin, voici ma chronique :
"Le discours de Dakar commence par une critique des méfaits de la colonisation et de l'esclavage, critique qui occupe 10 % du texte total, pour rappeler que la colonisation a aussi apporté des "ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles, des terres vierges rendues fécondes" et conclure "Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation a transformé l'homme africain et l'homme européen."
Déjà, il est pour le moins discutable de placer ainsi à égalité le meilleur et le pire de la colonisation. Si la colonisation était un mariage, il était du genre forcé. Henri Guaino, au début de son discours, cite un poème d'Aimé Césaire. Alors prenons Césaire, dans un de ses discours à lui, justement, son Discours sur le colonialisme, en 1950. Il y rappelait déjà la "déloyauté", disait-il, de ce poncif en soi colonialiste, qui veut "légitimer a posteriori par les évidents progrès matériels" la mise à sac systématique qu'était l'entreprise coloniale. Henri Guaino, lui, continue ainsi : "Tous les colons n'étaient pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs". Comme si le fait que des individus n'aient pas été des salauds exonérait le pillage général ; autre légitimation classique repérée en son temps par Césaire.
Les 90% restants du discours de Dakar contiennent deux idées principales : un éloge de l'homme africain proche de l'enfance et de la nature, et un aimable encouragement à ce qu'il sorte de son immobilisme : "Je suis venu vous dire que l'homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires". (...) "Le drame de l'Afrique, c'est que l'Homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine ni pour l'idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l'Homme échappe à l'angoisse de l'Histoire qui tenaille l'Homme moderne mais l'Homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance. Jamais l'Homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin. Le problème de l'Afrique - et permettez à un ami de l'Afrique de le dire - il est là."
Césaire évidement a une tout autre explication pour le "drame de l'Afrique" : "le grand drame historique de l'Afrique, dit-il, a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact s'est opéré ; c'est au moment où l'Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d'industrie les plus dénués de scrupules qu'elle s'est "propagée" ; notre malchance a voulu que ce soit cette Europe que nous avons rencontrée sur notre route, et l'Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l'Histoire."
Césaire parle du moment historique, du point où il se trouve en 1950 ; le discours de Dakar, lui s'inspire des thèses bicentenaires de Hegel sur la Raison dans l'Histoire (sur l'Homme Africain proche de l'enfance, de la magie et de la nature, inaccessible à la Raison et au mouvement de l'Histoire). Imagerie qui aboutit, au mieux, à des poncifs traditionnels, au pire à l'idée de Gobineau selon laquelle "L'Histoire n'existe que chez les nations blanches".
Ma chronique se terminait sur une dernière citation de ce discours présidentiel fait devant des étudiants et des profs d'université de Dakar : "L'Afrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de la terre qu'ils avaient partagé la même enfance. L'Afrique en a réveillé les joies simples, les bonheurs éphémères et ce besoin (...) de croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner, ce besoin d'être en harmonie plutôt que d'être en conquête."
Ce long discours se veut par ailleurs maladroitement généreux, mais il est totalement discrédité par cette stupéfiante résurgence de clichés que l'on croyait révolus. Une professeure d'Oxford franco-sénégalaise, Hélène Neveu, me racontait avoir traduit en anglais des passages du discours et demandé à ses étudiants de les dater. Leur réponse était "milieu du XIXème siècle", en tous cas ils n'envisageaient pas "un auteur postérieur à Cecil Rhodes" (Cecil Rhodes a fondé fin XIXème la colonie du Cap, en Afrique du Sud, ainsi que la Rhodésie, qui lui doit son nom).
La France, sous la plume d'Henri Guaino, reste tournée sur elle-même et sur une vision de l'Afrique qui ignore sa modernité. Qui lit, en France, Wole Soyinka (prix Nobel 1986) et son contemporain Chinua Achebe, pour ne citer qu'eux ? Pourquoi cette obstination francophone à rester repliés sur notre vision étriquée du monde, quand le Nigeria, l'Afrique du Sud, et toute la diaspora noire participent à l'invention d'une globalité ? Guaino se réfère à Senghor et à Césaire, mais il s'agit d'un recours sélectif : c'est le Césaire panthéonisé, pas celui des discours virulents ; c'est le Senghor lecteur de Teilhard de Chardin, le Senghor de la "Négritude", qui veut que l'homme africain participe à la civilisation de l'Universel en y apportant la "sensibilité", "le rythme cosmique", "la Raison intuitive" opposée à la "Raison logique". Ce "racisme anti-raciste" (selon l'expression de Sartre), cette essentialisation de l'Homme africain ont été très critiqués par les Africains eux-mêmes, Soyinka en tête.
Les colonisateurs anglais n'ont jamais tenté, il est vrai, d'"assimiler" leurs colonisés comme les Français l'ont fait (leur violence à eux était dans une séparation radicale). D'où la nécessité pour Senghor ou Césaire d'affirmer aux Français : "je suis noir". Cet héritage détermine aujourd'hui l'embarras typiquement français quant à l'appréhension et la désignation de ceux qui sont perçus comme autres. Embarras qui mène à des expressions du style "musulman d'apparence", comme Nicolas Sarkozy l'a dit sur France Info, mais aussi à la proposition de François Hollande de supprimer le mot race de la constitution : proposition complexe qui, dans le souci d'éviter les discriminations, risque aussi d'alimenter la confusion du discours français sur la "diversité".
Le comble est que ce discours de juillet 2007 a été prononcé à l'Université Cheik Anta Diop : précisément le chercheur qui a inauguré l'historiographie du point de vue africain. Il est incroyable de devoir rappeler à des responsables politiques de haut niveau qu'il existe une Histoire africaine, écrite différemment, avec de nombreux auteurs africains ou européens qui l'exhument et la déploient. Demandons-nous plutôt pourquoi une certaine Europe a tant besoin que l'Afrique n'ait pas d'Histoire*.
"Un mépris fait de tant d'ignorance", écrit Mamadou Diouf, "les plus désolants clichés de l'ethnologie coloniale", écrit Boubacar Boris Diop, tous deux sénégalais, "héritage intellectuel obsolète, vieux de près d'un siècle", écrit Achille Mbembe, camerounais... Autant d'auteurs bien vivants qui ont réagi immédiatement au discours de Dakar, qui n'ont besoin de nul Européen pour venir leur expliquer l'Afrique, et qu'on ne peut soupçonner de réduire leur vision à une lecture victimisante. Ils ont été nombreux aussi à dénoncer ce Président de la République française venu sur le sol africain exhorter les jeunes à se "décider" pour la démocratie, sans dire un mot de la Françafrique, de ses scandales, de la collusion des intérêts politiques et pétrochimiques, de son soutien aux "satrapes" dans un "système de corruption réciproque" (Mbembe). Quant à la phrase "je ne suis pas venu vous parler de repentance" - n'est-ce pas à l'ancien colonisé d'en décider ?
*Sur ces sujets on pourra lire les ouvrages de Catherine Coquery Vidrovitch, historienne de l'Afrique, dont sa Petite histoire de l'Afrique à La Découverte (2010) ;
L'Afrique répond à Sarkozy, collectif chez Philippe Rey ; et un autre collectif sous la direction de Jean-Pierre chrétien : l'Afrique ou le déni d'histoire, aux éditions Karthala.
La page de Marie Darrieussecq sur le site de France Culture
http://www.huffingtonpost.fr/marie-darrieussecq/le-discours-de-dakar-une-_b_1387360.html