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Marie Darrieussecq

Paru dans le Magazine Littéraire en mars 2014, dans un dossier sur l’écriture et la psychanalyse. 

Freud, aéroport
Freud, aéroport

« Être psychanalyste, c’est dire la bonne phrase au bon moment » : cette phrase de Lacan me semble proche d’une définition de l’écriture littéraire. A cette énorme différence près qu’en littérature, il s’agit d’écrire, pas de dire : tempo différent, adresse différée, mais enjeu également musical, même sens du rythme.

 

En psychanalyse, « la bonne phrase » dite au mauvais moment ne sera pas reçue par le patient. Elle peut faire plaisir au psy, mais couler dans les profondeurs du divan. Quant à la mauvaise phrase dite au « bon » moment – celui qui attendrait la scansion juste – elle peut s’avérer dévastatatrice : faire perdre du temps au patient, ou, beaucoup plus grave, agir comme une suggestion, lui coller de faux désirs, lui fabriquer de nouveaux empêchements.

 

En littérature, la « bonne phrase » n’est qu’une coquetterie si elle ne vient pas au bon moment. C’est un « little darling », comme disait Nathalie Sarraute : une phrase décorative, une joliesse qui séduit l’écrivain mais nuit au livre. Prenez Solaris, de Stanislas Lem : combien de morceaux de bravoure à contretemps dans ce roman qui, sans les tirades pseudo-scientifiques de l’auteur, aurait été génial.

 

Il y a deux ou trois ans j’ai écrit un début de roman qui racontait (entre autres) un psychanalyste intempestif. Il terminait toutes les séances par une adresse musclée à ses patients : « Du nerf ! » Réponse déplacée dans un métier qui appelle tout autre chose que des semonces ou des conseils. En littérature, Du nerf est le titre d’un roman de Pinget. Titre ironique, certes, mais pas seulement. Car du nerf, il en faut, oui, mais pour le psy et pour l’écrivain. Du cran, et aussi du tact, valeur chère à Ferenczi. De l’élan et de la délicatesse. Du tempo, en somme.

 

J’ai mis de côté ce projet de roman. J’ai écrit à la place Il faut beaucoup aimer les hommes. Peut-être ce psychanalyste victime de ses propres nerfs reviendra-t-il. Sa panique m’est sympathique. En fiction, ce personnage du psy qui exagère, qui se trompe de mesure comme on se tromperait de partition, est une idée qui m’amuse. Un repoussoir dans la vie, mais une machine romanesque formidable. Et il serait grand temps que mes personnages consultent. La Solange d’Il  faut beaucoup aimer les hommes met deux cents pages pour voir, sous les traits de l’homme noir dont elle est folle, la ressemblance oedipienne avec son père. La narratrice de Naissance des fantômes confond son mari et sa mère. Les soeurs de Bref Séjour chez les vivants, si elles entreprenaient une thérapie familiale, parviendraient peut-être à une certaine paix après la mort de leur frère. Les narratrices du Pays et de Clèves gagneraient, elle aussi, à enterrer leur frère fantôme. Voilà pour des résumés façon psy !

 

C’est grâce à des psychanalystes compétents (j’en ai usé trois sur quinze ans) que mon obsession pour mon frère mort est devenue, disons, vivable. Et que j’ai pu écrire, en me désolidarisant de la névrose familiale : en m’autorisant à devenir auteur. Mais si mes personnages avaient, eux, fait une psychanalyse, mes romans en seraient pour le moins transformés... Edmée, dans White, ne partirait plus au Pôle Sud. La mère du Mal du mer ne passerait pas à l’acte. Une seule de mes personnages, la narratrice de Tom est mort, va consulter, mais c’est un échec : la psychothérapeute ne trouve rien de mieux à lui présenter qu’une « échelle du stress » après la mort de son jeune fils, et s’étonne qu’elle pleure encore huit mois après : « Faites-en un autre ! » Je travaille sur les clichés, les phrases qui tuent, y compris dans la bouche de psys indélicats.

 

Quant au cliché qui veut que la psychanalyse stérilise les écrivains, il me semble que l’on confond là les écrivains et leurs personnages. Si Anna Karénine s’était allongée sur le divan de Freud… Si Emma Bovary avait déversé son ennui dans une oreille compétente… Si, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa avait consulté Jung… Ou si Don Quichotte avait été mis sous Aldol…

 

Heureusement les personnages ne sont pas réductibles à leurs symptômes. L’ambiguité propre au genre romanesque les fait exister hors de toute case ou étiquette. Et dans la vie, la psychanalyse n’est pas une cure totale. Il y a toujours un reste. On continue à former des fantômes. On les connaît, on les surveille, mais ils nous font trébucher à nouveau. On sait, mais ça insiste.

 

Un être humain psychanalysé « jusqu’au bout » correspondrait au vœu de Pascal : il saurait demeurer en repos dans une chambre. Il ne s’agiterait plus, ne commettrait plus aucune erreur, ne vivrait plus aucune aventure. Dans l’état actuel du monde et de nos inconscients, seuls les grands dépressifs, les phobiques ou les catatoniques, s’approchent de cet idéal immobile et morbide. Certains moines aussi sans doute, mais j’ignore quelle paix les tient. Je me souviens de Victor Pelevine, croisé lors d’un dîner à son retour d’une retraite dans un monastère coréen. Il y avait fait vœu de silence pendant trois mois. Les muscles de sa langue et de sa mâchoire s’étaient atrophiés. Il ne pouvait plus parler. C’est l’excuse la plus romanesque, et la plus sexy, que j’ai jamais entendue pour échapper à une situation sociale.

 

Je saute ici d’une idée à l’autre. A part chez Doubrovsky, un peu, et chez les surréalistes, beaucoup, l’association libre fonctionne assez mal dans un roman. Je suis membre d’une association de psychanalystes lacaniens nommée Encore, qui ne croit pas au récit de cas. Une cure ne peut pas être aplatie entre deux feuilles de papier comme une fleur séchée. L’oral n’est pas l’écrit. Les lapsus n’y sont pas les mêmes, les temps ni la grammaire non plus. L’analyse n’a pas la logique du roman, ni même celle du récit. Freud et les pionniers l’ont racontée pour nous instruire, mais désormais la transmission de la psychanalyse doit se faire autrement, y compris pour des questions éthiques. Une des façons est la topologie, les graphiques, les dessins. Si l’analyse a une forme, différente selon chacun, je la vois comme une spirale dans une spirale, avec des retours sur les mêmes éléments, redéployés autrement, entendus différemment au fil du temps…

 

Je proposais un dessin de cette forme dans mon deuxième roman, Naissance des fantômes. Pourtant ce roman ne parle pas de psychanalyse : il parle d’attente et de disparition, et le croquis de ce vertige est justement un des rares endroits sans mot de mon écriture. Cet escalier en colimaçon pris dans une cage d’escalier elle-même en colimaçon, etc, traçait à mon insu la courbe de ma psychanalyse : une sorte d’autobiographie en un flash.

Londres, devant la Gradiva, maison de Freud
Londres, devant la Gradiva, maison de Freud

 

mars 2014