Deuxième texte sur le Rwanda paru dans les chroniques de Libération
« Le 8 avril 1994 c’est le jour de ma mort ». « Ils m’ont tuée et j’ai été morte cinq jours dans le marais ». « J’étais morte, et quand on a soulevé mon corps, mes yeux ont bougé ». J’entends encore les voix des rescapés, de mon voyage d’avril au Rwanda. Dans les Naufragés et les rescapés, Primo Levi dit que les naufragés, les morts, leur parole est perdue. Mais au Rwanda certains rescapés sont aussi des naufragés. Ils ont traversé la mort, avec des séquelles terribles. Il leur manque un bras ou un œil. Ils n’ont plus aucune famille. Les femmes, systématiquement violées, ont souvent le sida. Ces morts encore vivants ont été assassinés parce qu’ils étaient tutsis ou qu’ils aidaient les Tutsis, et ils ont tous la même histoire : ils ont été laissés pour morts. Quand ils ont la force de témoigner, c’est pour demander justice, et pour prévenir de ce qu’est un génocide. Révérien Rurangwa écrit, dans son livre Génocidé, que témoigner est tout ce qui lui reste.
J’ai pris conscience sur place de ce fait simple : au Rwanda, dans ce petit pays, les survivants sont beaucoup, beaucoup moins nombreux que leurs assassins. Et ils vivent en voisins. C’était un « génocide de proximité ». Témoigner leur est difficile, ne serait-ce que parce que leur parole est confrontée à la clameur de bandes qui ont de nombreux « témoins », de prétendus « alibis », etc. Et qui menacent, encore aujourd’hui : si tu parles, on te tue. Alors, malgré le processus de réconciliation, on entend : « C’est leur faute s’ils sont morts ; d’ailleurs ils ne sont pas morts ; et il n’y a jamais eu de Tutsis dans ce village ». Et les rescapés déjà si éprouvés doivent encore lutter contre la mise en doute de leur assassinat…
Un génocide ne va pas sans négation. Le négationnisme est illogique, mais le contrer est d’autant plus difficile qu’il a les apparences du raisonnement. Freud donne, pour illustrer ce qu’est la dénégation, l’exemple du chaudron : « Je ne t’ai jamais emprunté de chaudron ; il avait déjà un trou au départ ; je te l’ai rendu en parfait état. » Négation et génocide sont les deux faces d’une même destruction : rationnelle (organisée, programmée) et irrationnelle (injustifiable en raison).
« Tuez les tous » signifie : aucun ne doit témoigner. Personne ne doit pouvoir dire : j’ai été, les miens ont été, on nous a tués. La visée du génocide est l’éradication complète, et il ne s’envisage que comme réussi et total. L’effacement des traces en fait partie : au Rwanda c’est jusqu’aux photos des victimes qui ont été systématiquement détruites. Enormément de noms sont perdus, car il n’est plus resté personne pour témoigner. Dans certaines zones les Tutsis ont disparu jusqu’au dernier. Le silence. « Il faut résumer l’affaire », c’était l’expression des tueurs. « Un génocide vous tue pour longtemps, dit Assumpta Mugiraneza, et le temps qui passe n’arrange pas les choses, c’est le signe du grand trauma ». Cette chercheuse basée à Kigali veut traduire Primo Levi en kinyarwanda.
Les auteurs de massacres de guerre ne nient pas, eux, ou peu de temps. Parce que leur crime, malgré son ampleur, reste isolé. Ils montrent à la longue des remords, et se dénoncent et s’entre-dénoncent. Car ils restent sujets de leur acte. Les auteurs de génocide se dissolvent dans une masse qui nie. Un génocidaire n’est jamais seul : c’est une communauté entière qui tue, en s’appuyant sur un Etat. Sans Etat, il y a les massacres du chaos. Avec un Etat, il y a une entreprise de mort.
Le mot de génocide ne doit pas être galvaudé, on l’entend. Si l’on suit les définitions de l’ONU, il y a eu génocide contre les Arméniens, contre les Juifs, contre les Roms, contre les Tutsis ; génocide aussi contre les Hereros de Namibie, presque complètement oubliés de l’Histoire ; génocide contre les Bosniaques à Srebreniça, même si le mot reste discuté. On parle d’un génocide de classe au Cambodge ; d’un génocide contre les Noirs par l’esclavage ; on évoque le mot pour les Kurdes, les Yezidis, et des communautés du Darfour. La liste n’est pas close.
Depuis mes dix jours trimballée dans tout le Rwanda en compagnie d’associations européennes et locales (EGAM et AERG), je n’ai cessé de penser à ce mot. Génocide. Et je me demande forcément quels sont les génocides en cours. Je me demande ce qui se passe en ce moment en Méditerranée. Non, d’accord, ce n’est pas un génocide. Mais la masse toujours grandissante des corps disparus dans la mer, la difficulté de récolter les noms, le nombre de femmes et d’enfants, la prévisibilité du carnage, et le fait que ça arrange pas mal de monde, non, tous ces immigrants en moins ? Quel est le nom de ça ? En hommage aux squelettes anonymes, au Rwanda, en réponse à ces points d’interrogations faits d’os, on dit : « Ce que je sais de toi, c’est que tu es mort ».