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Marie Darrieussecq

Paru dans Libération en réponse à la question : « d’où écrivez-vous ? » le 18 août 2013.

Vague en Islande
Vague en Islande

Le lieu d’où j’écris a la forme d’un pli, ou d’un littoral : là où la mer arrive sur la terre, dans ce creux-là, dans ce rouleau. Juste avant que la vague casse, dans le vide bref, renouvelé, sonore, j’aime penser que j’écris de là. Cet espace, je le trouve partout. Même en montagne, dans les rimayes, entre la neige et la pierre. Je le trouve au bord des fleuves, aux lisières des forêts, aux angles des trottoirs, et chez moi. Ce n’est pas le lieu d’un vertige, ni d’une chute ni d’un tourbillon. C’est un lieu mobile mais stable, un repère en mouvement. Je le trouve dans ma mémoire : à cheval sur la frontière, un pied en Espagne, un pied en France, je mesure un mètre de haut et je ne constate aucune différence d’un côté ou de l’autre : la même herbe très verte, les mêmes pottok qui broutent, les mêmes collines sous le même ciel, le même soleil. Au loin, la mer sans faille. L’angle droit du creux Ouest de l’Europe, au fond du Golfe de Gascogne.

 

Ensuite, j’ai voyagé. J’étais dotée d’un objet précieux : un passeport. Je pouvais m’offrir des visas, on ne me les refusait pas. J’étais née en France, de couleur blanche c’est-à-dire beige clair. Il aurait fallu un monde où les passeports n’aient aucune importance : le monde tellurique, maritime et fleuvien, où d’un pied à l’autre la frontière ne se lit pas au sol. Il paraît que c’est un monde utopique, un monde pour les rêveurs. Je suis de là, pourtant. Un monde où l’Histoire cèderait le pas à la Géographie, où l’espace s’affranchirait du temps.

 

Je suis dans la Toyota avec Djibrill (qui conduit), Merveille, Nkamtah, Siméon et Lovely. Nous sommes dans l’angle droit du creux Ouest de l’Afrique, au fond du Golfe de Guinée. Merveille a mis de la musique congolaise, j’ai emporté une bouteille d’eau, un tube d’écran total, un spray d’anti-moustiques, et un petit carnet.

 

Je l’ai péché dans mon bureau parisien juste avant le départ, dans la pile de ces carnets qu’on m’offre souvent. Il vient de l’Institut français du Caire. L’humidité et les souris l’ont attaqué, mais il reste glorieusement doré sur tranche, avec une Marianne bleu blanc rouge dans le cuir de la couverture. En tous cas il est du bon format. J’y ai consigné des noms d’arbres, des noms de lieux, des anecdotes ; telle cette femme pygmée, prénommée Dieu-Bénisse, me racontant l’ennui terrible éprouvé lors de la danse bissima pour guérir les malades : « ça dure toute la nuit, et la nuit ici c’est long ».

 

Ça cahote et ça papote, rumba congolaise, on s’arrête acheter des avocats en bord de piste, on repart. À travers les arbres quelque chose de large prend peu à peu la place du ciel, c’est le fleuve, c’est le Ntem. En face, me dit Merveille, c’est la Guinée Equatoriale.

 

La chaleur et l’humidité ont quelque chose d’irréel. Nous sommes dans la forêt, celle du bassin du Congo, celle qui pousse du Cameroun jusqu’en Zambie, jusqu’en Angola, jusqu’au Burundi. Quelques cabanes, quelques pirogues posées sur le sable, et une case sur pilotis où loge, paraît-il, un douanier. Je m’inquiète un peu d’avoir laissé mon passeport chez Glélé, à l’unique auberge, à quatre heures de piste de là ; mais ça fait rire Nkamtah. La vraie frontière, m’explique-t-on, ne passe qu’à quarante kilomètres au Sud, dans la forêt : le Ntem est donc entièrement camerounais. Ce sont les Guinéens qui le coupent au milieu, avec les pointillés de leur fiction. D’ailleurs il n’est pas question de débarquer sur l’autre rive, ces vexeurs-là en ce moment ont tendance à tirer facilement.

 

On se promène sous les rotins, les crabes détalent. On ira vers le campement des pécheurs nigérians, ou plus loin, vers le village baka. Ça dépendra du temps et de je ne sais quoi, j’ai pris l’habitude de suivre le mouvement. La mer est là-bas à droite, perdue dans les molécules d’eau en suspension. Ni fleuve ni ciel ni nuage, elle semble une condensation de cette poudre humide dont est fait l’air ici, qui ruisselle sur nos visages, engorge nos vêtements, épaissit les pages de mon carnet, et qui se ramifie dans les arbres et les lianes. La matière même du monde, qu’on respire et qui pousse.

 

On s’assoie à l’ombre et on attend. On ouvre un avocat mais il est trop vert. J’ai déjà bu toute mon eau. J’ouvre mon carnet, parce que je m’ennuie et que j’ai trop chaud, j’écris : « Lovely partage avec moi des fangasko sur l’arbre, c’est acide et sucré. Je suis un peu effrayée quand elle se met à bondir en crachant. Elle vient de se souvenir qu’elle a promis à son curé pentecôtiste de jeûner pour la journée. » A la fin de mon carnet est imprimé un petit planisphère en couleur. La Guinée est un rectangle net, tracé par les colons le long des latitudes. Le Cameroun est plus compliqué, trituré par les découpages, avec un absurde couloir sahélien qui s’enfonce jusqu’au lac Tchad, à 2000 km d’ici. On m’a déconseillé de m’y rendre à cause des « coupeurs de route ». Une semaine après on apprendra qu’une famille de Français y a été kidnappée, et transportée tout de suite au Nigeria, tant sont poreuses ces frontières.

 

On voit arriver de loin, de la Guinée, une pirogue à moteur, lente et au ras de l’eau ; on distingue une pyramide de bouteilles de butane. On aide le piroguier à décharger. Je comprends que c’est lui qui doit nous emmener. Il est content, les Guinéens n’ont pas fait feu.

 

Le douanier, en uniforme, sort de sa cabane. Il me fait signe, à moi ; moi la seule Blanche. Une dizaine de badauds sont sortis de nulle part, comme toujours en Afrique. Les arbres ou le désert, et tout à coup des gens.

 

Dans la cabane, il fait étrangement bon. Le douanier ouvre son registre, il y consigne mes double R et S, mon CQ, il remarque que Marie c’est plus simple. J’en conviens. Il m’explique qu’il n’a pas été payé depuis deux ans. Il vend aussi des clopes à l’unité. Il note mon adresse à Paris, mon numéro de téléphone, me demande mon emploi et le pourquoi de ma venue. Et mon passeport. J’ai un moment de flottement. Je sors mon petit carnet de ma poche, la Marianne bleu blanc rouge en avant. J’ouvre à la page mémo, lignes imprimées en doré sur lesquelles j’ai inscrit mon nom, mon adresse, mon numéro de téléphone. Tout correspond, c’est parfait. Le douanier ferme son registre. Sur ce petit point de la latitude 2, très loin des préfectures émétrices, le carnet de cuir ressemble à un passeport.

 

La Guinée Equatoriale défile lentement. Une seule batisse rouge et blanc, gardée de barbelés, disparaît peu à peu dans les arbres. Le fleuve est agité d’un petit clapot maritime. Un réseau apparaît sur mon téléphone portable, des textos arrivent d’Europe. On parle du match Mali-Niger (1-0). On boit du Top-ananas et du whisky-sachet. Je me détends. Une plantation d’hévéas range soudain les arbres en ligne, le ciel apparaît au ras de l’horizon. Puis la forêt reprend, une énorme haie au bord du monde.

 

Je rouvre le carnet et je note la phrase qui me vient : « N’y a-t-il que les poètes et les immigrants pour rêver d’un monde sans papiers ? » C’est une phrase cliché, impossible, parce qu’au lieu d’ouvrir l’espace elle le ferme. Elle bouche la rimaye, elle colle le fleuve à la rive. Mais c’est aussi le genre de phrases sur lesquelles on bâtit des mondes et des romans. Le genre de phrase qu’on biffe dans un carnet, à bord d’une pirogue nulle part, mais qui irriguera les pages, et que diront mieux d’autres phrases, une fois rentrée chez soi dans la sécurité étrange de l’écriture. La petite cabane sur pilotis est devenue un point incandescent dans le soleil qui tombe, la mer à l’embouchure tremble comme un mirage.

 

Le fleuve Ntem
Le fleuve Ntem

 

18 août 2013