L’intensité : c’était le titre de mon dernier roman, avant que je ne change pour « Il faut beaucoup aimer les hommes ». L’intensité était, comme on dit, mon titre de travail, le nom du fichier, celui qui apparaissait tous les matins quand je me mettais à écrire. Je ne sais pas bien ce qu’il veut dire, ce mot intensité, mais je sais qu’il a un rapport immédiat, intuitif, avec cette activité d’écrire. Et dans « activité » je ne veux pas dire métier ou occupation, mais acte, ensemble d’actes – du moins on peut l’espérer.
L’agriculture intensive s’oppose à l’agriculture extensive, voilà la première idée, saugrenue, qui me venait en pensant au mot intensité ; ou plutôt en contemplant le mot intensité sur mon écran d’ordinateur. Ces deux agricultures, leur différence m’a été enseignée à l’école, en classe de géographie. Surgissent dans ma tête des paysages : l’intensif, façon tulipes en Hollande, blé en Beauce ou vaches laitières au Pays Basque ; l’extensif, façon élevage en Mongolie : une vache, puis de la steppe, puis une vache. Ou plutôt un yack. Une bête immédiatement mystérieuse, inhabituelle pour moi : une vache à la Jules Verne, et pas les braves vaches de mon enfance.
Tout ceci me laisse perplexe, je vous l’accorde : l’intensité a un lien direct à l’écriture, mais c’est l’extensité qui me retient ici, dans la steppe, la solitude, l’aridité.
L’intensité est sans doute ce qu’il faut souhaiter une fois la phrase écrite : qu’elle soit lue dans un saisissement. Qu’elle soit, cette phrase, un éclair qui ouvre de nouvelles brèches dans le cerveau. Mais par ces brèches, je vois des yaks. Bon.
Je ne veux pas dire qu’il faut écrire sur les yaks et pas sur les vaches. Ecrire sur les yacks et les yourtes, ou sur les amours impossibles d’un éleveur extensif et d’une agricultrice intensive, ça ne garantit pas un bon roman. Au rebours, on peut écrire sur les vaches et produire des éclairs. On peut créer une littérature « d’ailleurs » en parlant des vaches de Beauce ou des pissenlits de la lande de Lunebourg. Quand on écrit, on écrit toujours dans une langue étrangère (disaient Proust, et Mandelstam, et Danilo Kis, et bien d’autres). L’intensité littéraire n’a rien à voir avec l’exotisme, les bons sentiments, l’histoire qu’on raconte et le lieu où elle se passe. L’intensité a à voir avec la langue : avec l’invention d’une langue au coeur même de la langue. Mon écrivain allemand préféré, Arno Schmidt, a d’ailleurs écrit un livre qui s’appelle « Vaches en demi-deuil », livre intense même s’il parle de vaches (entre beaucoup, beaucoup d’autres choses).
Alors qu’est-ce que c’est que cette histoire de steppe, de yack et d’extensif ? Si l’intensité est ce qu’il faut souhaiter à la lecture de la phrase, il me semble que l’écriture, elle, se fait à l’extensif. Au mode extensif. Dans une sorte de steppe ou de landes mentales. Si la phrase est un saisissement, l’écrire demande au contraire à se dessaisir de tout, à commencer par soi-même.
Je ne m’assois pas en me disant : tu vas écrire une phrase intense. Je l’espère. J’essaie de la laisser venir. Je me lève. Je me fais du thé. Je regarde par la fenêtre. Je réponds même à mes mails. Je vais vous dire : j’ai la tête complètement vide. La Mongolie intérieure n’est pas plus vide que ma tête. De temps en temps, un yak y va paissant. Un cavalier surgit, mais je le laisse passer : trop cliché. Je suis la lente progression du yak. Sa digestion. Sa rumination (je n’ai pas vérifié sur Wikipédia si les yaks ruminent, mais je pense que oui). Je divague auprès du yak, et je me laisse tomber dans le ciel vide.
J’écris de façon extensive, une phrase par ci une phrase par là. Si à la fin de la journée, j’ai écrit une demi-page, je suis assez contente. Demi-page par demi-page, de jour en jour, de retour en arrière en sauts dans le vide, ça finit parfois par faire des livres.
Mon extensivité est proche de l’extase. Une extase douce, un rêve éveillé plus proche du pas lent des ruminants que de la sublimité de Thérèse d’Avila. Mais je maintiens le mot extase : je suis en dehors de moi. Je deviens autre. Je ne pense plus à moi, à mes tracas, à mes joies, à ce qui m’entoure. Je suis dans la steppe de l’écriture. Mes molécules se disjoignent, mes atomes s’éparpillent avec les aigrettes des pissenlits. Ecrire est une intense expérience de l’extensif. On peut le dire plus simplement : je flotte. Je suis ailleurs, et j’y suis bien.