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Marie Darrieussecq

Ce texte m’a été commandé par l’Institut Goethe pour le programme Hausbesuch (2016), conçu par Nicolas Ehrer. Il a été publié en sept langues européennes.

Sorrente, détail d'un petit tableau acheté dans une brocante à Naples
Sorrente, détail d'un petit tableau acheté dans une brocante à Naples

 

 

                                                                                          « Naples est une Pompéi qui n’a jamais été ensevelie ». (Malaparte)

 

                                                                                                                     « Dresde est une Pompéi moderne ». (Klemperer)

 

 

 

 

C’est la Peau, de Malaparte, qui m’a donné ma première idée de la guerre. Ce livre était dans la bibliothèque de mes parents. Je l’ai pris à cause du titre peut-être, j’avais quoi, quatorze ans ? Il y avait le Liban en guerre à la télé mais je ne comprenais pas. Avec Malaparte la guerre est restée en moi liée à la faim, à la maladie, à la prostitution, et aussi, plus bizarrement, à des animaux marins qui peuplaient les grottes en Méditerranée.

 

« Qu’importe l’âme désormais ? Il n’y a que la peau qui compte. » Je viens de le relire, plus de trente ans après, invitée à Naples pour le projet Hausbesuch. Ce projet propose à des écrivains de se rendre dans deux villes en Europe, une allemande, l’autre ailleurs. J’ai choisi Naples et Dresde, intuitivement. Le projet m’accordait la magie de bâtir un viaduc mental entre deux villes. De les relier par un pont et de les poser comme deux capitales d’un texte à écrire. Dresde, Naples. Géographie européenne.

 

Entre les deux, Gernika. Au large, Hiroshima.

 

J’avais passé l’été à lire le journal de Klemperer. Victor Klemperer était un intellectuel juif allemand de Dresde[1]. Son journal court de 1933 à sa mort en 1960. Klemperer, sous le Troisième Reich, est frappé par les lois anti-juives. Il perd son poste de professeur en 1935, est interdit de tramway, de conduire, de cinéma, de bibliothèque, de vivre dans sa maison et même d’avoir un chat. Avec sa femme Eva, qui n’est pas juive, ils tombent dans une sorte de limbe nazie sur le statut des « couples mixtes ».

 

Pendant ce temps, sur les parapets de Naples, Malaparte songe à l’Europe. Il contemple ce qu’il appelle la « peste » : la vente de tous par tous pour survivre, sous la cendre d’un Vésuve moral. Il songe au Christ qui était napolitain et prêchait non la solidarité, mais la pitié. Il fait référence à Rimbaud et à son Bateau ivre : « Je regrette l'Europe aux anciens parapets ! »

 

 

*

 

 

Dresde et Naples sont très différentes. Mais je vis depuis longtemps en France et j’ai l’habitude d’un pays contrasté, sec et humide, chaud et froid, jaune et vert, plat et montagneux, maritime et fluvial. Relativement uni, pourtant. L’Europe, idem. L’Europe est à la fois le bleu rosé de la baie de Naples, et le vert très vert des rives de l’Elbe. L’eau douce et l’eau salée. Les collines et le volcan, les bouleaux et les oliviers,  les vins très différents.

 

Je relisais Malaparte dans l’avion. Il voit l’Europe comme « un pays mystérieux, plein de secrets inviolables », une Europe dont Naples serait la capitale, un pays de Junon et de Jupiter. C’est le mot pays qui me touche. Il écrit ça, que l’Europe est un pays, répétitivement, entre 1943 et 1948, sous les bombes, sur les ruines, sur les femmes vaincues aux cuisses ouvertes. Un pays. Mon pays.

 

Et du point de vue des Américains de la Peau, l’Europe est aussi un pays, a country, mais qu’ils voient comme la « banlieue de Paris ». Et je suis entièrement d’accord. Ma capitale affective n’est pas Paris mais Gernika, pourtant je suis bien d’accord : l’Europe, ce pays, c’est la banlieue de Paris.

 

Lisbonne, ou Barcelone, et même Berlin : ces villes sont presque aussi belles, rayonnantes, cosmopolites et troublantes que Paris. Mais Paris est la capitale de l’Europe. C’est comme ça. Ne me parlez ni de Strasbourg ni de Bruxelles.

 

Ç’aurait pu être Londres mais les Anglais ont voulu s’en aller. Ç’aurait pu être Budapest, en plein milieu, mais trop de Hongrois détestent l’Europe. Ç’aurait pu être Constanza, pour l’exil d’Ovide, pour les confins face aux Russes, mais qui connaît Constanza ? Ç’aurait pu être Stockholm, mais la paix suédoise est trop tiède. Ç’aurait pu être Venise ou Prague mais elles sont seulement belles. Ç’aurait pu être Amsterdam, de Descartes à Anne Frank. Mais non. C’est Paris. C’est comme ça.

 

Ou alors ça pourrait être Lampedusa, la capitale de l’Europe.

 

« Les papiers ! les papiers ! » : dans la Peau, après le bombardement, un ambulancier fouille les poches des cadavres pour les identifier ; les morts sans-papiers auront des ennuis, songe Malaparte. De nos jours, des enfants morts s’échouent sur les plages d’Europe. On leur bâtira un monument à Lampedusa, si ce n’est déjà fait. On le fleurira, avec les rares fleurs de Lampedusa, des fleurs de presque désert.

 

 

*

 

 

En 2016, avec un passeport, on peut aller de Naples à Dresde en changeant d’avion à Munich, ou rouler 1500 kilomètres en passant la frontière autrichienne à Brennero. Le trajet trace une verticale parfaite à travers l’Europe, un méridien.

 

Ce n’est pas très grand, l’Europe. Ça tient dans les Etats-Unis, ou dans l’Antarctique, ou dans la Sibérie, ça tiendrait même dans les deux Congos si on y rajoute l’Angola et mettons, un bout du Gabon.

 

Au moment où j’écris ces lignes le Gabon et le Congo tentent de se soulever contre leurs dictateurs. Les Gabonais appelent leur cour constitutionnelle « la Tour de Pise » parce qu’elle penche toujours du côté du pouvoir. Les radios et les journaux français ne cessent de confondre Kabila au Congo et Bongo au Gabon, les deux pays et les deux despotes, des syllabes et des rimes, Kinshasa et Libreville mélangés dans les têtes européennes.

 

Et Alep. Alep pendant que j’écris est sous les bombes. Il me reste un petit bout de savon d’Alep. Il sent le laurier et l’huile d’olive, et quelque chose de sombre, comme de la cendre. Je ne fais pas de métaphore : ce savon, probablement le meilleur et le plus ancien du monde, sent objectivement la cendre. En décembre 2005 à Alep j’en avais acheté un petit stock. Il se conserve très bien, il suffit de couper le cube en deux et l’intérieur est d’un vert tendre, doux et frais. Je regarde fondre mon dernier bout de savon. Est-ce que je fais des métaphores ? Est-ce que je m’en lave les mains ? J’écris, sur Malaparte et Klemperer et les autres, sur Dresde et Gernika, sur ces Pompéi bombardées, et Alep brûle, et il n’y a plus d’eau potable. Et des Syriens traversent la mer sur n’importe quel bateau pour trouver un bout de paix en Europe.

 

Les Russes et Bachar utilisent contre Alep des bombes « non conventionnelles » (puisqu’il y a des bombes qui le sont) : des bombes au phosphore, et des bombes à vide. Ces bombes produisent une onde de choc, une boule de feu, et une dépression de l'air massive. Que peut un corps d’enfant sous les bombes à vide ?

Alep sera reconstruite sur les morts, sûrement. Gernika a été reconstruite. Dresde aussi. Hiroshima aussi, pas du tout à l’identique. Et Nagasaki a tellement « changé » que la nouvelle ville n’inclut aucune ruine, il ne reste rien de l’absence de la ville – une pauvre fontaine, une laide statue de la Paix.  

 

Ils ont raison, nos ambassadeurs à l’ONU, de dire qu’Alep ne doit pas être « le Gernika du 21ème siècle »[2]. Mais quelle impuissance en nous est ainsi décrite ? Nous ne sommes pas en 1937, mais 2016 sent mauvais.

 

Gernika en 1937 a été écrasée comme une expérience. Les nazis ont fait le boulot pour Franco et pour voir : d’abord un mitraillage depuis le ciel, puis des bombes explosives en « tapis », puis des bombes incendiaires. C’était le premier bombardement de civils de l’histoire du monde.

 

A Gernika, sur les immeubles il y a écrit « 1942 », « 1944 », « 1945 » : des dates de reconstruction déroutantes au moment où Cologne, Le Havre ou Dresde étaient rayées de la carte de l’Europe.

 

Il y aura des artistes pour tenter d’être les Picasso d’Alep, c’est nécessaire. Mais c’est toujours après, c’est toujours l’élégie et la dénonciation, au mieux c’est pendant, pour que ça ne recommence jamais.

 

Gernika c’est la ville et Guernica c’est le tableau. Deux petites lettres sauvent la ville de l’avalement complet sous les mâchoires du peintre. Mais sans doute seuls les Basques le savent, les Basques qui ont nommé il y a longtemps leur capitale Gernika.

 

Hiroshima aussi est une ville qui est devenue un nom. Une ville-signifiant. Une ville synonyme de destruction atomique. Hiroshima. On arrive en train dans la ville et on pénètre un nom. Des jeunes gens portent des tee shirts rouge et blanc I love Hiroshima. Ils ont une bonne équipe de base ball.

 

A Hiroshima il reste un dôme calciné et un musée. Dans le musée il y a un tricycle carbonisé, une boîte de goûter avec le goûter en cendre, des bols fondus par la chaleur, et des photos, dont plusieurs du nuage vu de loin. Des Japonais, dans les collines avoisinantes, prenaient des photos – quel étrange phénomène météo, quel étrange orage, quel étrange éclair ?  Le Japonais moyen disposait apparemment d’un appareil photo au Japon en 1945.

 

A la station météo d’Hiroshima, à 3,7 kilomètres de l’épicentre, Isao Kita faisait ses observations ce matin-là comme tous les matins, vu qu’il était ingénieur météo. « White clouds spread over the blue sky. It was amazing. It was as if blue morning-glories had suddenly bloomed up in the sky. (…) When I looked down on the town from the top of that hill, I could see that the city was completely lost. The city turned into a yellow sand. It turned yellow, the color of the yellow desert. »[3]

 

Pour Isao Kita, le nuage a la forme d’un liseron. Pour les Américains qui étudient les effets de cette expérience, le nuage a la forme d’un champignon. Il y avait deux types de bombes, deux systèmes, l’une était une charge qui s’effondrait sur elle-même, l’autre consistait en deux charges qui se percutaient, c’est pour ça qu’il y a eu deux bombardements, deux essais in vivo, Hiroshima et Nagasaki, et dans les deux cas deux champignons, la même image botanique. Les Américains ont mené deux expériences réussies.

 

Pour Pline le jeune, deux mille ans auparavant, le nuage qui sort du Vésuve a la forme d’un pin parasol. « Sa figure évoquait celle d'un arbre, d'un pin surtout ; il s’est d’abord élevé très haut en forme de tronc, puis il a étendu une sorte de feuillage. J'imagine qu'un vent souterrain violent le poussait avec impétuosité et le soutenait en l’air ; mais, soit que l'impulsion diminuât peu à peu, soit que ce nuage s’affaissât sous son propre poids, on le voyait se dilater et se répandre ». C’est dans sa célèbre lettre à Tacite, en l’an 104.

 

Pompéi est la mère de toutes les destructions. C’est une ville à la fois jamais rebâtie et intacte. Une éternelle agonie dans le temps. Un volcan n’a ni âme ni intention, pas d’armée, pas d’escadrille. Mais il a mangé la ville et l’a détruite entièrement, et toutes les villes détruites, ensuite, sont des Pompéi. Toutes les villes détruites deviennent des déserts jaunes.

 

« Dresde est une Pompéi moderne… Je serais incapable de discerner les rues d’avant… Hier soir les cloches sonnaient pour le 13ème anniversaire de la destruction – je suis comme un fantôme ». (Klemperer, Journal, le 13 février 1958).

 

 

*

 

 

En avril 1943 le printemps est magnifique sur Dresde et sur Naples. Le ciel est bleu sur l’Elbe et sur la mer Tyrrhénienne. Les morts sont partout. Klemperer décrit la luxuriance du printemps sur les rives du fleuve, les fleurs, les fruits, et son ami Juliusburger, arrêté mercredi et mort vendredi, et Meinhard, arrêté et mort, et Conradi, arrêté, « un professeur comme moi, comme moi un vétéran de guerre, comme moi dans un mariage mixte… et je mourrai dans un camp de concentration, ‘abattu lors d’une tentative de fuite’ ou à Auschwitz même, d’une ‘crise cardiaque’. »

 

Le 28 avril 1943 Malaparte est pris dans le bombardement de Naples. Il échappe à l’effrondrement de la grotte où il s’était réfugié via Santa Lucia avec des centaines de personnes. « La ville était comme une bouse de vache écrasée sous le pied d’un passant ».

 

Le 29 avril 1943, Klemperer embauche comme esclave du travail obligatoire dans une usine qui fabrique de l’erzats de thé. Le même jour, une amie juive lui rapporte la remarque d’un passant : « Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, non-aryenne ? Et qu’est-ce que ça peut bien me faire ? » Cet inconnu qui a résisté à dix ans de propagance nazie réchauffe quelques secondes le cœur de Klemperer.

 

Accessoirement, au mois d’avril 1943 mon père, Jean-Pierre Darrieussecq, naît au fond du golfe de Gascogne dans la France occupée. A un an, il est si rachitique que mon grand-père traverse un quart des Pyrénées à vélo pour aller lui chercher un œuf.

 

Klemperer a mangé des patates et du chou, uniquement des patates et du chou (et jusqu’en 1940 un peu de poisson) pendant toute la durée de la guerre. Malaparte a mangé de tout, absolument de tout, du chat, du chewing-gum, des taralli, et du lamantin, que les convives américains horrifiés prennent pour une petite fille bouillie, ou peut-être une sirène.

 

Le 1er octobre 1943, la Vème armée américaine entre dans Naples. Le même jour, la Gestapo ordonne à Klemperer d’emménager dans une « maison de juifs » au 1 Zeughausstrasse, à Dresde.

 

La dernière éruption du Vésuve s’achève le 4 avril 1944. Plusieurs bombardiers B-25 de l’aviation américaine sont détruits. La foule crie « è fornuta ! è fornuta ! » et Malaparte ne sait pas s’ils invoquent la fin de l’éruption, ou la fin de la guerre.

 

J’essaie d’imaginer ce volcan qui fait des morts, encore des morts, des morts en pleine guerre mondiale.

 

Le 13 février 1945, il reste une centaine de juifs à Dresde, tous dans des couples « mixtes », et leur ordre de déportation tombe. Le 13 février au soir Dresde est entièrement détruite par un bombardement de l’aviation américaine. Victor et Eva Klemperer survivent. Le récit du bombardement, dans le journal de Victor, devrait être lu dans toutes les écoles de Dresde et ailleurs (mais il ne l’est pas, ni à Dresde ni ailleurs, j’ai demandé).

 

Commence pour le couple Klemperer une longue errance jusqu’à Munich, à pied ou par les derniers rails, qui évoque la Trève de Primo Levi.

 

Le jeune Klemperer était lecteur à l’université de Naples quand la guerre, la Première mondiale, l’y a surpris en 1914. Il s’est alors engagé comme soldat dans l’artillerie allemande, a été décoré comme vétéran de guerre, mais ça ne l’a sauvé de rien, pour la Deuxième.

 

L’Europe s’est bâtie sur un tas de mort, écrasés dans les abris à Naples, carbonisés jusqu’à l’os à Dresde, vaporisés par millions dans le ciel d’Allemagne et de Pologne. Sur ce tas de mort, sur l’abattoir du XXème siècle, on a rebâti.

 

 

*

 

 

Kurt Vonnegut, un des plus grands écrivains américains, est prisonnier de guerre à Dresde au moment du bombardement. Il trouve refuge dans une chambre froide de l’abattoir où il est parqué. Quand il en ressort, Dresde est « comme la Lune ». Il est affecté au déblaiement des morts, mais il y en a trop, alors il faut les réduire au lance-flammes. So it goes.

 

Vingt ans après, il écrit Abattoir 5, un livre qui devrait être lu dans tous les écoles du monde et de Dresde (mais qui ne l’est pas, j’ai demandé). Le héros hagard d’Abattoir 5 a la curieuse capacité de voyager dans le temps et l’espace : sur les ruines de Dresde, il est aussi dans sa boutique d’opticien d’une petite ville de l’Etat de New York, et exhibé dans un zoo sur la planète Trafaldamore. Moi je suis de Gernika. C’est comme ça.

 

Les Américains, écrit Malaparte, on besoin de l’Europe pour se sentir américains. Mais l’Europe en 1945 est un tas de morts et de ruines. Ça déçoit les Américains. Ils pensaient que l’Europe, c’était mieux. So it goes. So it goes, « c’est comme ça », est le refrain d’Abattoir 5.

 

 

*

 

 

Je suis allée à Naples du 27 au 30 septembre 2016, à Dresde du 6 au 9 octobre, avec en tête cette petite voix têtue, que ces deux villes pouvaient me dire quelque chose de l’Europe.

 

A Naples j’ai demandé à la famille qui m’a reçue, c’étaient des femmes et un très vieil homme : « quels sont les principaux problèmes dans la ville, aujourd’hui ? ». Elles ont ri : « vous voulez dire, à part la Camora ? » Pour ces femmes le problème n’était ni le chômage ni, mettons, les migrants ou les impôts, non : c’était la Camora. La mafia.

 

Elles habitaient un quartier « populaire ». Ça veut dire qu’elles n’avaient pas beaucoup d’argent. Nilla Romano, l’épatante institutrice qui nous avait réunies, me racontait les efforts pour enseigner l’italien à quantités de gamins venus d’un peu partout, du Nigeria, du Sénégal, d’Ukraine, « pas encore de Syrie ». Ces femmes m’ont demandé si les livres scolaires étaient vraiment gratuits, en France. J’ai dit oui. Elles ont admiré le merveilleux Etat français. Les Français ne savent pas que la France d’aujourd’hui peut être admirable vue de l’étranger. Un voyage inter-européen devrait être obligatoire pour chaque Européen, financé par un Erasmus géant. Et si on pouvait ajouter un voyage sur les autres continents, ce serait encore mieux.

 

Ces Napolitaines qui m’ont accueillie étaient fatiguées. La corruption fatigue. C’est ce que je constate aussi auprès de mes amis congolais ou gabonais. « Quand je retourne à Kinshasa, me dit Boniface Mongo Mboussa, qui vit à Paris depuis trente ans, je suis stressé constamment. A Paris je me détends. » Les Napolitaines m’ont dit : « Naples est une ville où il faut investir cent pour obtenir cinquante. A la fin de la journée, les choses les plus simples ont demandé tant d’énergie que tu es épuisée ».

 

Mais tout de même, leur ai-je dit, vous avez l’eau et l’électricité. Elles ont ri, étonnées. Peut-être ai-je trop voyagé en Afrique. Elles m’ont expliqué : l’administration, la police, la rue, tout se bloque d’un coup et se libère en échange d’argent ou de gros ennuis. Le soir de mon arrivée, la rue par laquelle nous devions passer, près de la place Bellini, s’est bloquée d’un coup. Le chauffeur de taxi s’est mis à gueuler. Je sais suffisamment de français, d’espagnol et de latin pour faire mon capuccino linguistique – la rue était bloquée par des petits gangsters qui rackettaient les gens venus récupérer leur voiture. Il y avait des flics mais tout ce qu’ils faisaient, c’était de prévenir de ne pas aller par là – en d’autres termes, de laisser le temps aux petites frappes de faire leur beurre.

 

« C’est classique, m’ont dit les Napolitaines. La Camora peut venir vous demander de bloquer la rue, oh trois fois rien, un petit quart d’heure, en prétendant qu’ils vous ont rendu un service il y a des mois ou des années de ça. Ou bien ils vous demandent de l’argent pour vous ‘protéger’. Protéger de qui ? C’est d’elle-même que la Camora vous ‘protège’. »

 

 

*

 

 

Il n’y a pas de Camora à Dresde. Pas de corruption dans la rue ou dans les bureaux. Les gens ne sont pas fatigués à Dresde comme à Naples. Ça se voit. Et ils ont évidemment l’eau courante et l’électricité.

 

Le confort qui règne à Dresde est inimaginable pour le reste de la planète. On se demande de quoi se plaint Dresde, si cosy, si douillettement rencognée entre les rives de l’Elbe dans ses maisons baroques ou toutes neuves, avec ses rues refaites, impeccables. Le tout en large partie financé par des fonds européens, comme à Naples. Mais l’Europe n’est pas bonne pour sa pédagogie, pour sa propre promotion.

 

Et on se demande de quoi Dresde a peur – mais elle a peur. Ici est né, il y a deux ans, le mouvement Pegida, et la ville est coupée en deux : ceux qui disent oui aux réfugiés, ceux qui leur disent ouste. Ceux qui désirent l’Europe, et ceux qui la haïssent. Dresde, en ce sens, est typiquement européenne.

 

Dresde dit volontiers d’elle, sur les dépliants touristiques ou dans la bouche de ses habitants, qu’elle est « une des plus belles villes du monde ». J’ai beaucoup entendu cette phrase dans beaucoup de villes, par exemple à Hobart, en Tasmanie, où on est accueilli sur le port par une banderole : « One of the most beautiful cities in the world ». Ou à Bayonne, ma ville natale. Mais Naples ne dit rien[4]. Naples va de soi. Dresde ne peut pas rivaliser avec Naples, avec le Vésuve, avec les palazzi, avec la mer et Capri, avec le soleil, avec l’abondance de la beauté. Il y a une pizzeria Napoli à Dresde, il n’y a aucun restaurant nommé Dresde à Naples.

 

Pourtant Dresde est belle. Belle malgré tout. Malgré Pegida, malgré les rassemblements néo-nazis, malgré l’effondrement du tourisme depuis cette marée noire politique. Ici tout commence et tout s’arrête le 13 février 1945. Un fil souterrain court dans la psyché de Dresde entre le bombardement de 1945 et l’arrivée des migrants des années 2000. Une même terreur.

 

A Dresde l’autre partie de la population, celle qui dit oui, colle partout des affiches « refugees welcome – bring your families » et leur a même érigé un petit monument, « le phare de Lampedusa ». Mais quand j’arrive, toute la police de Saxe recherche un jeune Syrien armé d’explosifs qui leur a échappé le 7 octobre à Chemnitz, et qu’ils finiront par attraper le soir du 9 octobre à Leipzig, grâce à l’aide d’autres réfugiés syriens. Je voudrais que tous les migrants du monde soient des saints. Mais certains sont des assassins. So it goes.

 

Le monde migre. On ne peut pas plus empêcher le Sud de venir vers le Nord que l’Elbe de monter et descendre. A moins d’énormes barrages à court terme. Mais tant que le monde est ce qu’il est, scandaleusement inégal, le Sud migrera vers le Nord. C’est comme ça.

 

Mais cette évidence semble inaudible à Dresde, et ailleurs. A Dresde plus qu’ailleurs.

 

 

*

 

 

Dresde est une ville victime. Mais pourquoi plus que Cologne, qui fut rasée dans les mêmes proportions ? Plus qu’Hambourg où il y eut autant de morts ? La réponse qu’on m’a faite est toujours la même : parce qu’il était très tard.

 

Claudia Quiring, conservatrice en architecture au Stadtmuseum de Dresde, et dont la grand-mère est morte dans le bombardement de Hambourg, me dit ne pas comprendre ce raisonnement. A Dresde, la guerre s’est passée jusqu’au 13 février 1945 dans le confort de maisons intactes. « Les radiateurs à gaz sifflaient gaiement à Dresde. Les tramways cliquetaient. Les téléphones sonnaient et on y répondait. Les lumières s’allumaient et s’éteignaient quand on basculait les interrupteurs. Il y avait des théâtres et des restaurants. Il y avait un zoo. » Après sa traversée d’une Allemagne en cendres, Kurt Vonnegut décrit ainsi Dresde, avec stupéfaction.

 

Justement, disent les Dresdois. C’était un bombardement de vengeance. Un bombardement qui n’a servi qu’à tuer.

 

La blessure est beaucoup plus ouverte que dans toutes les autres villes allemandes que je connais. Plus, même, que dans toutes les villes bombardées que je connais. A Hiroshima, où l’irradiation a ajouté l’horreur à l’horreur, les victimes, ostracisées, ont honte. A Nagasaki, silence total.

 

Mais Dresde est une ville qui se vit comme innocente. L’origine de la guerre, la faute nazie, on n’en parle que dans les musées ou dans la Neustadt, le quartier jeune et ouvert. Or Dresde était la ville la plus nazie d’Allemagne, en nombre d’encartés et de votants[5]. L’idée de l’ « art dégénéré » est née à Dresde. Et le débat reste très polémique sur le nombre de morts du bombardement : de 25 000, l’hypothèse très basse, à 250 000, l’hypothèse très haute. « Le zéro a été ajouté juste après la guerre », c’est une phrase que j’ai entendue plusieurs fois. Ce zéro est resté[6].

 

Dresde est un mille-feuille temporel, du baroque, au bombardement, à la RDA, à la réunification. Sous la RDA, les Américains sont restés l’ennemi. La ville a été reconstruite partiellement et fonctionnellement, orientée par la surveillance et faite pour une classe moyenne idéale : des espaces rectilignes, des appartements identiques, de larges fenêtres. L’héritage architectural des années 60 est d’ailleurs sous-estimé, dans la ville, malgré quelques nostalgiques et quelques amateurs. Le « bar des pingouins », au zoo, va être détruit dans l’indifférence générale.

 

Grit Werner, une guide touristique, m’explique que la ville se protège sans cesse du remuement de son passé. Se raidit dans la poussière de la mémoire soulevée. Reconstruire, c’est fouiller dans les gravats, les trier pour les renfouir ou les relever. C’est comme un inconscient qu’on ne cesse de solliciter, une mémoire qui ne peut pas dormir. Ainsi l’église Notre Dame, la Frauenkirche : sa coupole jaune toute neuve inclut des pierres noires extraites des décombres, qui ont dormi en tas pendant soixante ans. Elles ont été remontées à leur place, en l’air en quelque sorte, entre les blocs de grès neuf. Cette énorme coupole, reconstruite grâce à une souscription mondiale, a remis une grosse tête sur les épaules de Dresde, et cette tête est piquetée de petits éclats sombres, de souvenirs soudains, de fantômes.

 

Nous cherchons, Grit et moi, devant un verre de vin local, quel peut bien être le lien entre le bombardement de la ville et la peur des migrants. Dans cette paix chèrement retrouvée, tout changement semble une menace, tout nouveau-venu un facteur de désordre. J’ajoute que tout nouveau venu, dans cette ville qui se voit si belle, peut être porteur de la troublante nouvelle qu’ailleurs aussi il y a de la beauté. Ailleurs… ce grand ailleurs si loin de la Saxe, pays ni mer ni montagne, au cœur de l’Europe, et dont la seule percée est l’Elbe, large et ouverte, vers Hambourg là-bas.

 

Ce qui me semble le mieux dire Dresde, ce sont ses terrains vagues[7]. Qu’ils soient le fait du bombardement ou du lit de l’Elbe, ils ouvrent une sorte d’ailleurs à l’intérieur de la ville, un ailleurs vert et broussailleux. L’Elbe est ici le fleuve laissé le plus libre dans une grande ville, ce qui a valu pendant cinq ans à Dresde le label de l’UNESCO – jusqu’à une dispute au sujet d’un nouveau pont, passons. Partout à Dresde s’ouvrent ces espaces vides où poussent des plantes sauvages, sous les maisons à l’abandon ou au milieu des ruines. Par exemple au nord de Könischbrückerstrasse, en face du Musée Militaire que l’architecte Daniel Libeskind a si audacieusement fendu en deux, on voit à travers le grillage une grande bâtisse, probablement XVIIIème, façade stricte et corniches en triangle. Sous le crépi ocre paraît la brique, que des graffiti illuminent. Les plantes sont partout : sur le toit, aux fenêtres, entre les pavés de l’allée, dans le terrain tout autour. La vigueur avec laquelle les plantes poussent, dans le climat humide de Dresde, a quelque chose de tropical. A Paris ou à Naples une telle maison serait squattée, refaite, convoitée, habitée en tous cas.

 

L’abattoir où Kurt Vonnegut était prisonnier de guerre a, lui, été entièrement rénové : il sert de salles de conférences, près du lit de l’Elbe, sur Messering. L’entrée s’orne encore de la statuette d’un bœuf, et il reste une mosaïque sur la façade, deux hommes conduisant un taureau. Derrière, un grand terrain vague, avec une bâtisse en ruine qui s’avère une église. Devant, un parc fait d’un monceau de gravats, comme on en trouve, m’a-t-on dit, dans deux autres lieux de Dresde. Je me suis promenée sur cette petite colline soudaine. Du sol raviné par la pluie sortaient des bouts de brique, de tuile, de céramique, de ciment. Je marchais sur la vieille ville de Dresde, la ville en tas, les débris. Du haut du talus on voyait tout le paysage en rond, l’abattoir, l'usine de cigarettes Yenidze qui ressemble à une immense mosquée, des silos à grains sur un canal, des usines, des rails, la ligne des coupoles du centre ville.

 

Grit Werner, qui m’a mise sur la piste de l’abattoir, me raconte qu’en 2005 Kurt Vonnegut est revenu à Dresde, déjà très âgé, après un premier retour en 1965. Il ne reconnaissait rien. Et on lui a montré le mauvais abattoir. So it goes…

 

 

*

 

Près de l’abattoir, sur un autre de ces terrains vides qui donnent tant d’air à la ville, il y avait, le jour de ma visite, une fête foraine. Une grande roue nommée EUROPA s’est illuminée sur mon passage, et je l’ai pris comme un hommage à mes efforts pédestres et littéraires. Il était dix heures du matin le dimanche 9 novembre, tout était désert. Europa tournait, rouge et dorée dans le brouillard, avec ses nacelles vides. C’était un attrape-écrivain, une image en carton-pâte.

 

De l’autre côté de la ville, sur Loschwitzerstrasse, en face d’une des « maisons de juifs » où Klemperer a été ghettoïsé, il y a une statue d’Europe période Art Nouveau : une femme raide et nue enlevée par un taureau raide et nu.

 

L’Europe n’est ni une vierge enlevée par un taureau, ni une roue de fête foraine. L’Europe est passée par les camps d’extermination, par Dresde et par Gernika, par Pompéi et Alésia, par Athènes et les forêts des Goths. L’Europe est une amphore, un drakkar, un calice thrace, plusieurs couronnes tombées, des tranchées, des fils barbelés. Il semble que ce soient les Mésopotamiens qui l’aient nommée Europe, là-bas dans l’actuel Irak : erebu, « entrer », à l’Ouest  où le soleil entre dans la mer ; à comparer avec asu, l’Asie, « surgir », à l’Est où le soleil se lève. Europe, dans le mythe grec, était aussi une princesse phénicienne[8].

 

L’Europe est un pays mélangé, très vieux, très douloureux et très beau, plein d’espoir et anxieux, qui survivra aux métaphores, aux fascistes, aux terroristes, au chômage et à la corruption, qui survivra même à ses mythes, mais je ne sais pas dans quel état. Peut-être seulement comme un socle tectonique.

 

« Malgré ses faibles dimensions – avec une superficie de 10 171 000 kilomètres carrés, elle représente à peine 7 % des terres émergées – l'Europe donne un bon résumé de l'histoire de la Terre. Pour n'être pas les plus vieux du globe, ses terrains les plus anciens (…) n'en ont pas moins de trois milliards trois cents millions d'années (3 300 Ma), » dit l’Encyclopédie Universalis. « Le Précambrien d'Europe comprend des terrains qui se sont formés depuis 3 300 Ma jusqu'à 550 Ma, date de l'orogenèse assyntienne (de Loch Assynt, en Écosse) dite encore cadomienne (de Caen, en France) ou baïkalienne (du lac Baïkal, en Russie) ». D’Ecosse en Normandie jusqu’à la Russie, en passant par Naples et Dresde, nous marchons sur le sol de l’Europe, d’où sont sortis les molécules de nos fleuves et les pierres de nos villes. Les peuplements sont arrivés de l’Est et du Sud, et pour l’instant, nous en sommes là.  

 

 

Dresde, graffiti
Dresde, graffiti

 

Eva et Viktor Klemperer
Eva et Viktor Klemperer
graffiti romain, Pompéi
graffiti romain, Pompéi
la maison des Klemperer
la maison des Klemperer
Naples, graffiti
Naples, graffiti
Von Neapel nach Dresden FAZ traduction du texte en allemand
Von Neapel nach Dresden FAZ traduction du texte en allemand
Von Neapel nach Dresden FAZ traduction du texte en allemand
Von Neapel nach Dresden FAZ traduction du texte en allemand


[1] Il reste surtout connu pour son étude de la langue du Troisième Reich, LTI, qui permet aujourd’hui encore de déconstruire les discours de propagande, typiquement ceux d’un Trump ou d’une Le Pen.

 

[2] Jean-Marc Ayrault aux Nations Unies, le 25 septembre 2016

[3] http://www.inicom.com/hibakusha/isao.html

« Des nuages blancs se répandaient sur le ciel. C’était étonnant. C’était comme si des liserons bleus avaient soudain éclos dans le ciel. Quand je regardai vers la ville, en bas, du sommet de cette colline, je vis qu’elle était complètement perdue. La ville était devenue du sable jaune. Elle était devenue jaune, la couleur du désert jaune. »

[4] Dresde est souvent qualifiée de « Florence de l’Elbe » sur les dépliants, et aussi sur la première page du roman de Kurt Vonnegut. Florence évidemment ne se donne pas du « Dresde de l’Arno ».

[5] Comme on l’apprend au Stadtmuseum, ou dans le livre de Norbert Haase, Stefi Jersch-Wenzel et Hermann Simon : Fotografien und Dokumente zur nationalsozialistischen Judenverfolgung in Dresden 1933-1945, éditions Gustav Kiepenheuer, 1998.

[6] A Gernika, ville beaucoup plus petite, c’est un facteur 30 qui est manié, entre les héritiers du franquisme et les militants basques : de 100 à 3000 morts Le chiffre donné par le Gouvernement basque fait état de 1 654 morts et 800 blessés.

[7] «  Dresde ressemblait beaucoup à Dayton, Ohio, avec plus d’espaces vides que Dayton », écrit Kurt Vonnegut en 1969.

 

[8]  Je lis tout ceci sur www.herodote.net

2016