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Marie Darrieussecq

Texte pour Libération , dans le cadre d’un numéro spécial “à quoi ressemblera le monde en 2053”, novembre 2013

dernière photo connue d'un tigre de Tasmanie vivant, 1933, zoo de Hobart
dernière photo connue d'un tigre de Tasmanie vivant, 1933, zoo de Hobart

Les animaux existent. Il faut imaginer un monde où – en 2053, par exemple – il ne restera plus que des animaux domestiques, ceux utiles à l’homme, nourriture, confort ou agrément. Fin XXème siècle déjà le poulet était l’oiseau le plus répandu. Côté mammifères, le rat abonde encore, mais les progrès de la stérilisation chimique devraient y mettre bon ordre. Le marché de l’ivoire aura bientôt raison du dernier éléphant sauvage, et il ne restera, hors zoos, plus aucune trace d’activité du tigre sur la planète.

 

Que deviendra l’humain, sans les animaux ? Les tous premiers dessins des hommes, sur les parois des cavernes, ce sont des animaux. Ni des plantes, ni d’autres humains, ni, je ne sais pas, la Lune ou des rochers. Non, ce sont les autres vivants dotés d’un regard. Je me souviens du psychiatre Jean Oury disant, à propos des yeux d’un chat : « il y a du petit a là-dedans » : un désir qui n’est pas de la faim, une attente qui n’est pas un besoin, presque un sujet, du vivant individué… Comment dire ? La langue humaine, les mots trouvent une limite face à la présence des animaux. Ils sont ceux qui nous ressemblent mais ne parlent pas, et cette proximité nous fascine et nous inquiète. Il n’y a pas loin à penser que ces autres-là, il faut les supprimer.

 

On peut rencontrer un animal. Il me semble aussi qu’on peut rencontrer un arbre. Mais enfin, l’échange reste limité. Les plantes n’ont pas d’yeux et ne se déplacent pas. Dans le règne du vivant, les animaux sont notre seule altérité. Leur rencontre a quelque chose de réciproque. Combien de temps cette femelle wallaby rencontrée en Tasmanie s’est-elle souvenue de moi ? Quelle est la durée de la mémoire d’un wallaby ? Dans la forêt, par bonds déterminés, elle agitait les fougères sans aucune discrétion – de mon point de vue. Elle était chez elle. Et puis le face à face, debout, l’échange de regard, pupille dans pupille, de surprise à surprise, temps d’arrêt réciproque, plusieurs minutes à se dévisager, à se démuseler : une rencontre.

 

Jean-Christophe Bailly dit des animaux que ce n’est pas l’affect, qui devrait primer dans notre relation à eux, mais la surprise. La surprise qu’ils existent. Il parle aussi du « plaisir qui vient du fait qu’ils existent ». Quand on abandonne sentimentalité et anthropomorphisme, cette "symbiose gâteuse" dont parle Elisabeth de Fontenay, l’effort pour se mettre de leur côté est gigantesque. Kafka les a pensés. La Fontaine, pas tellement. Le Hamsun de La Faim : "Non, parlez-moi des animaux qui ne savent pas qu'on les observe, les êtres farouches qui vaquent dans leur tanière ou restent couchés, avec leurs yeux verts indolents, lèchent leurs pattes et pensent. Hein ? " Deleuze évidemment : son devenir-animal, sa façon de prendre les tiques au sérieux. Et Primo Levi, qui ne cessait de revenir à eux : « Les autres » existent, et parmi eux les animaux, nos compagnons de route ». Ce n'est pas une consolation, que cherche Lévi chez les animaux dans son Contre la douleur, mais une sorte de point de butée. Leur existence évoque la possibilité d’une désertion, d’une autre façon d’être au monde. Ecureuils,  grillons, araignées, vipères ou calmars géants questionnent nos limites, ou notre porosité. L’angoisse, la prison, l’ordre, le classement, Lévi les pense du point de vue humain mais aussi, autant que faire se peut, animal. Et il se demande : peut-on inventer un animal ? Question à notre imaginaire mais aussi aux limites effectives du réel, de notre Terre, de la biologie. Il est vrai que le glouton arctique (aussi dit carcajou, ou wolvérine, ou gulo gulo), ou même un brave escargot, sont plus inattendus, quand on les regarde, qu’une création de Star Wars.

 

On peut voir sur Youtube des vidéos des derniers tigres de Tasmanie. Ils ont disparu, abattus jusqu’au dernier en 1936. Avec leur gueule de chien, leur cul de zèbre, leurs oreilles d’ours et leur poche ventrale, ils n’étaient qu'eux mêmes, avec leur territoire, leur démarche, leur cri, leur monde. Les thylacines (leur nom savant) manquent aux humains sans qu’ils le sachent. Ils annoncent la fin du dernier animal. Mélancolie effrayante de ces images de fantômes en cage, ces vestiges vivants et filmés. Qu'avons-nous fait ? Nous ignorons ce qu’il restera de nous, quand nous habiterons une planète sans animaux sauvages. Quand ce qui manque manque au point qu’on en ignore le nom, qu’on ne pressent plus même sa forme en creux, on perd une part même de nous, on en devient plus bête, plus compact, moins labile. Moins animal, disons.

 

Ours, photo extraite du Guide des pyrénées mystérieuses, 1976
Ours, photo extraite du Guide des pyrénées mystérieuses, 1976

 

Pangolin géant pris au Gabon © laila bahaa el din bbc wildlife photo of the year
Pangolin géant pris au Gabon © Laila Bahaa El Din bbc wildlife photo of the year

 

novembre 2013