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Marie Darrieussecq

Paru dans le magazine l’Equipe, été 2015.

L'Equipe Magazine
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J’ai fait du sambo pendant un an. C’était au début des années 90. J’ai arrêté juste avant de passer ma ceinture jaune, ce qui veut dire que depuis, je suis ceinture blanche de sambo. Mais j’ai eu l’honneur de disputer un match contre un champion du monde qui pesait deux fois mon poids.

 

Le sambo n’est pas un mixte de samba et de mambo. C’est plutôt un mixte de judo et de lutte. J’y suis venue parce que j’en avais marre. Marre de me faire enquiquiner dès que je mettais le nez dehors. On ne parlait pas encore de harcèlement de rue, à l’époque, mais il s’agissait bien de ça. J’avais débarqué de ma province natale et je découvrais qu’avoir dix-neuf ans, en jupe, au printemps, à Paris, ce n’était pas exactement romantique.

 

C’est une expérience que les hommes que j’aime ont du mal à croire. Il suffit en effet d’être accompagnée par un homme pour que l’expérience cesse. On ne se fait pas siffler quand on est au bras d’un garçon ; on ne se fait pas traiter de salope quand on fait un footing avec un copain. En revanche, demandez à toutes les sportives : courir seule, à Paris ou ailleurs, expose à des commentaires, à des évaluations, à des dragues lourdes voire à des dangers. A dix-neuf ans, j’ai appris ces choses qu’apprennent toutes les filles dès qu’elles marchent dans la rue ou dès qu’elles prennent le métro, c’est-à-dire dans leur vie de tous les jours. Alors oui, on apprend : à ne jamais regarder les passants dans les yeux ; et même à garder les yeux à terre, ça vaut mieux. Si l’on est vraiment obligée de sortir la nuit, à marcher au milieu des rues plutôt que sur le trottoir, et en tous cas dans une zone bien éclairée (tant pis pour les filles qui habitent une rue sombre).

 

J’en ai eu marre. Marre que prendre le métro soit une aventure, marre de devoir évaluer si le type qui m’interpelle est gentil ou méchant, alors que j’ai juste un truc à faire dehors, comme n’importe qui, comme les hommes. J’en ai eu marre que la rue ne m’appartienne pas. Ajoutez à ça deux ou trois incidents très limite, et je suis passée à l’action.

 

Une amie m’a conseillée de prendre des cours d’auto-défense. Quand je me suis pointée au cours de Raymond, il m’a expliqué que ce qu’il faisait surtout, c’était du sambo. Il enseignait à une douzaine de types dans un local de la Mutualité. Ça sentait le tatami, la sueur froide et la lavande. J’étais la seule fille. Le cours de Raymond a changé ma vie.

 

Raymond avait été plongeur de combat, et puis dans les services secrets, et puis garde du corps d’un ministre, et puis dans les services d’ordre d’un syndicat. Il avait un très fort accent du sud et comme je l’avais aussi, ça nous faisait un point commun. Il accueillait, dans son cours, tous les volontaires : un autiste, un Tunisien sans papier, un homosexuel qui voulait se défendre, des cheminots qui voulaient se détendre, une fille (moi), des cadres qui sortaient du boulot, et des chômeurs qui n’en pouvaient plus de chômer. Ce que j’aimais chez Raymond c’était l’alliance d’un physique de gros bras avec un cerveau élégant : il était aussi ouvert d’esprit que pointu dans son art.

 

Quand on dit art martial on pense au Japon ou à la Chine. Mais son Orient, à Raymond, était russe et sibérien. Ce qui différencie surtout le sambo du judo, c’est qu’en sambo il n’y a pas d’étranglement : à l’origine, il fallait pouvoir se battre avec des gants dans la neige, contexte trop glissant pour un étranglement. Le mot sambo vient du russe Samozachtchita bez oroujiya, « autodéfense sans armes ». Je lis ça sur Wikipedia. Le sambo est né de de la lutte à mains nues enseignée aux commandos spéciaux de l’Armée rouge. En sambo, les héros se nomment Viktor Afanasevich Spiridonov ou Vassily Sergueïevitch Oshchepkov. Une des formes du sambo est le samoz, un combat militaire élaboré par le KGB, ou le systema, dont les techniques sont toujours tenues secrètes. Bon, pour le dire vite, et c’est ce qui me plaisait, le sambo est l’art martial le plus brutal ; mais cette brutalité, pour ne pas devenir bourrine, doit justement être très maîtrisée.

 

Franchement, je ne me souviens plus très bien des katas du sambo. Je me souviens vaguement de clefs de jambe, de frappes du pied, et de projections. Je me souviens aussi que la tenue de sambo n’était pas spécialement seyante : un kimono court avec ailettes aux épaules, pour plus de prise ; un short ; et des bottines. Mais en plus des katas du sambo, Raoul m’a appris des techniques d’auto-défense. Des trucs de base : si le type en veut à ton portefeuille, donne ton portefeuille. Si le type t’en veut à toi, évalue ses armes : à mains nues, tu es son égale.

 

Raymond nous apprenait à nous dégager d’une prise : prise des poignets (rotation du bras bien tendu, pour filer entre les doigts) ; prise du cou (se glisser façon anguille en se laissant tomber au sol, bras haut levés, et rouler) ; prise du bras (le nombre de types qui vous abordent en vous mettant la main sur le bras…) Le type est armé d’un couteau ? Ce n’est pas le couteau, le danger, nous disait Raymond ; le danger c’est la main qui le tient : n’aie pas peur de te couper, attaque la main, attaque le cou, attaque les couilles. Raymond nous apprenait à nous concentrer sur les points faibles de l’agresseur. Ne tape pas sur sa poitrine, ça ne sert à rien. Tu as un parapluie ? Ne t’en sers pas comme une mémé, pointe-le à la manière d’une lance et frappe dans la jugulaire. Arme ton index le long de cette clef que tu as dans ta poche, et frappe au cou ou dans l’œil. Attention, nous disait Raymond, dans l’oeil, le type, tu le tues.

 

L’autre arme fatale, c’était la carte du métro, la Carte orange, qui à l’époque était un bout de carton dans une pochette de plastique. Les coins du plastique étaient pointus, et dans une main bien armée, d’un geste vif et ample du bras, la carte orange, selon Raymond, égorgeait quelqu’un aussi bien qu’une lame. Ce qui comptait surtout, c’était l’effet de surprise : un homme qui s’attaque à une femme est un maboule fon-da-men-ta-lement lâââche (disait Raymond, avec son accent du Sud) : une femme qui contre-attaque suffira à le mettre en fuite. Sa propre femme, nous racontait Raymond, avait dégommé un chauffeur de taxi qui l’avait coincée contre un capot.

 

Certes, la femme de Raymond était ceinture noire de karaté. Elle nous rendait parfois visite. Et en plus du karaté, c’était une bête en sambo. Elle était fine et athlétique, blonde, belle, avec des cicatrices qui rehaussaient encore sa beauté. Elle régnait sur le tatami, mutique et énigmatique. Je ne sais plus comment j’ai appris, indiscrétion ou confidence, que Raymond l’avait arrachée à un rival, de haute lutte. Haute lutte amoureuse, s’entend. Le colossal Raymond était fou amoureux de sa femme. Je trouvais ça touchant.

 

Un jour, le champion du monde de sambo nous a lui aussi honoré d’une visite, et s’est laissé gentiment surprendre par un de mes balayé. Très gentiment. Ensuite, je n’ai plus rien compris, ni où était le sol ni où était le plafond. Raymond m’avait certes dit que « je faisais le poid d’un mec » ; mais c’était une métaphore. Contre un type qui pesait deux fois mon poids, je faisais, disons, le poids d’un mec normal. Si vous me suivez. « Retourne l’énergie de l’adversaire contre lui », nous serinait Raymond. Galvanisés par ses cours, tout nous semblait possible.

 

Tous les matins, nous racontait-il, il tombait du lit sur les mains, d’un coup, et enchaînait cent pompes. Et puis deux cents abdos. Il évoquait ses missions de plongeur de combat. Comment il avait planté un supérieur qui traitait mal ses troupes, et les ennuis que ça lui avait fait. Et aussi comment, à l’époque où il travaillait dans les services secrets, il passait la main sous les essieux des voitures pour récupérer de la suie et s’en enduire le visage, et faire l’apache urbain dans de mystérieuses missions nocturnes.

 

« Contre un gun, nous avertissait-il avec philosophie, si on n’a pas de gun, il n’y a rien à faire. » Il nous citait Clint Eastwood dans Le Bon, la brute et le truand : « Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses. » En attendant ce cas qu’on espérait extrême, on enchaînait les katas de sambo.

 

On s’entraînait dur. Pif paf pouf. Je sortais de là gonflée à bloc. Mon regard sur la rue changeait. Je n’ai jamais eu, heureusement, à mettre en œuvre les techiques les plus saignantes. Mais j’ai utilisé une fois une technique d’échappement. Disons que le sambo a donné à ma fuite une élégance et un aplomb de toute beauté.

 

Ce qui a cessé d’un coup, c’est la peur. La peur imprime au corps une attitude réticente et courbée ; on veut ne pas se faire remarquer, et on se fait repérer justement par cette gestuelle, cette petite danse de retrait. On croit à tort se mettre à l’abri des maboules par un regard fuyant et un corps qui se dérobe, alors que ce qui vous fait une armure, c’est l’affirmation de soi. Se tenir droite. Arpenter le sol en propriétaire. Attaquer la rue comme un morceau de pain frais. Poser le regard où bon vous semble. Curieusement, les maboules vont vous regarder, et puis ils vont regarder ailleurs.

 

Dès les premiers cours de Raymond, j’ai cessé d’être harcelée. C’était spectaculaire. Le fait même d’avoir appris les techniques m’a évité de les utiliser. Il faudrait rendre les cours d’auto-défense obligatoires à l’école. Les filles, et aussi pas mal de garçons, y gagneraient un énorme espace de liberté. J’ai marché différemment. J’ai balancé mes bras différemment. Je ne me demandais plus quoi faire de mes mains. Mes épaules regardaient vers le ciel et non plus vers le sol. Mes yeux circulaient librement, avec la conviction de ma force. Le monde m’appartenait, soudain. Sur quelques gestes simples, transformés en réflexes. Parce que j’étais capable de casser la gueule à un mec.

 

La liberté tient aussi à l’acceptation de la violence qu’on a en soi. À sa canalisation, à son intelligence. Raymond m’avait rendue un peu lutteuse, un peu tueuse, et finalement un peu Jedi. Ainsi que le dit Maître Yoda à Luke Skywalker : « N’essaie pas ! Fais-le, ou ne le fais pas ! Il n’y a pas d’essai ». Le sambo est un art martial légèrement martien, mais il m’a rendu la Terre.

 

 

Dans l'Equipe
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Sur le sambo, dans le Nouvel Obs 1999
Sur le sambo, dans le Nouvel Obs 1999

 

été 2015