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Marie Darrieussecq

chronique sur le Rwanda parue dans Libération en avril 2015

Rwanda, route
Rwanda, route

Bisesero est une haute colline rwandaise sur le lac Kivu. Au loin, les volcans rougeoyants du Congo. Les parcelles de manioc, les plantations de thé, la forêt ruisselante, en haut les pins. Une Afrique d’altitude, un Equateur à 2000 mètres. Et une vue dégagée : c’est de là que les miliciens hutus repéraient leurs proies. La pluie claque sur le toit de tôle du mémorial, nous nous recueillons devant les fosses communes avec des rescapés du génocide contre les Tutsis. Je n’oublierai jamais leur regard, leurs gestes, leur voix. Plus de 800 000 victimes sur tout le Rwanda (chiffre de l’ONU, un million selon les autorités rwandaises). Sur ces seules collines : 50 000 morts, 2000 survivants.

 

Un Tutsi, c’est quelqu’un qui a dix vaches. Un Hutu devient tutsi s’il passe de neuf à dix vaches. Les colons belges, divisant pour régner, ont pétrifié ces classes sociales en races. A l’indépendance, les Hutu, majoritaires, ont discriminé les Tutsis. Les pogroms se sont multipliés. Beaucoup de Tutsis se sont exilés dans les pays voisins. En 1973, coup d’ état de Juvénal Habyarimana. Il use du ressort anti-tutsis pour asseoir son pouvoir. Mais il est obligé de composer avec le FPR de Kagamé, qui attaque par le Nord avec son armée d’exilés. Les accords d’Arusha (1992-93) laissent espérer un gouvernement mixte, mais Habyarimana joue un double jeu. La Radio Mille Collines appelle au meurtre des « cancrelats ». A l’école, on montre tel petit tutsi comme une bête de zoo, son long nez, etc. Les Tutsis sont dits étrangers, comploteurs, accapareurs : l’anti-tutsisme ressemble à l’antisémitisme. Le 6 avril 1994, Habyarimana meurt dans un attentat ; le 7 avril la première ministre hutu et démocrate est assassinée par des miliciens du « Hutu power ». Le génocide des Tutsis, préparé depuis des années, commence.

 

Ça c’est l’Histoire. Des mots sur des faits. Et il y a les gens. Ils bégaient. Ils tremblent. Ils contemplent le ciel. « Aux premières pluies, je ne peux plus dormir ». Le génocide fut pluvieux. Les averses aidaient parfois, parce que les tueurs cessaient un moment le « travail ». Mais la pluie affaiblissait ceux qui se cachaient sous les buissons. 21 ans après, ils racontent et puis ils perdent leur téléphone, ils se trompent d’heure ou de chemin ; ils sont encore là-bas, en 1994. Leur voix, notre écoute, c’est la fine passerelle qui leur permet de revenir. Ce sont les témoins, les rescapés. Leur parole est vraie, fragile et humaine.

 

J’ai passé huit jours au Rwanda, avec le Mouvement Antiraciste Européen (EGAM) et des étudiants rescapés du génocide (AERG-GAERG). Leur confiance. Leurs mots hésitants. Tout à coup, la façon exacte dont ceux qu’ils aimaient ont été tués. Et aussi les lieux, les noms, les dates, parce qu’une grande force négationniste est à l’œuvre, au Rwanda et ailleurs et en France. Un génocide ce n’est pas seulement un massacre de masse ou un crime de guerre, c’est exterminer l’autre pour ce qu’il est ou qu’on veut croire qu’il est. C’est s’acharner sur les enfants et les femmes enceintes, violer et infecter sciemment par le VIH, pour éliminer l’avenir de la « race ». Effacer, et nier. Nier fait partie du processus génocidaire, c’en est peut-être la marque.

 

Certains ne peuvent plus s’arrêter de témoigner et ont peur d’embêter, d’autres invoquent une allergie pour excuser leurs larmes. Tous ont peur de mourir encore par le silence et la méfiance. Ils savent qu’un génocide, c’est incroyable. Les mêmes phrases reviennent. « C’était grand-chose ». « C’était pas facile ». « Ils tuaient du lundi au dimanche ». « Je ne sais pas pourquoi j’ai survécu, dit Eric Nzabihimana, mais je sais qu’une femme avec un bébé ne pouvait pas courir sur les collines, ni les enfants, ni les vieux. »

 

Qu’a fait exactement la France avant et pendant le génocide ? Eric, Alfred Rukera, Consolatrice Mushiragungu, Alice Mukarurinda, ils sont nombreux à m’en avoir parlé, à Bisesero, Kigali ou Nyamata. Ils accusent les soldats français de l’opération Turquoise d’avoir facilité la fuite des génocidaires au Congo et d’avoir cherché à ralentir le FPR, occasionnant de nouveaux massacres. Des documents corroborent leurs accusations. Des génocidaires sont réfugiés en France en ce moment-même en toute impunité. Et certains responsables français de l’époque campent toujours sur leur position. Si leur soutien au gouvernement génocidaire était une « erreur d’appréciation » (le maximum de doute exprimé jusque là), c’est une erreur à 800 000 morts. De nouvelles archives viennent d’être ouvertes : je lis sur le site de RFI qu’il n’y a rien sur Turquoise dans ce lot-ci. De mon côté, j’ai la responsabilité de tous ces mots de rescapés, parfois démunis, parfois aussi capables de parler haut et fort, comme Eric qui a déjà témoigné dans l’enquête et qui témoignera encore. Moi, j’écrirai encore pour eux. Je leur en ai fait la promesse.

Les résistants Tutsis de Bisesero
Les résistants Tutsis de Bisesero
Rwanda, Bisesero, forêt
Rwanda, Bisesero, forêt
Rwanda, Bisesero, forêt
Rwanda, Bisesero, forêt

 

avril 2015