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Marie Darrieussecq

Texte pour un catalogue de Jan Fabre, publié par la Galerie Templon en mars 2013.

Jan Fabre, cerveau
Jan Fabre, cerveau

J’ai rencontré Jan il y a très longtemps. Ça a été l’amour tout de suite. Love at first sight, comme disent les Anglais. L’amour au premier coup d’œil.

 

Quelques années après, au Musée de la Lunette, dans le Jura, j’ai appris que l’image reçue par le cerveau est « inversée, monochrome, floue, et présente une zone aveugle ».

 

Le cerveau a un grand travail à faire pour traiter l’image. D’abord il la redresse. Puis il la colorise : il traite des points perçus sur la fovea, et, mettons, si tous les points analysés sont bleus, il décide que la mer, là, elle est bleue. Des cellules sensorielles captent la lumière, transmettent les informations à des neurones bipolaires et ganglionnaires et (à ce que j’ai compris) le tout s’engouffre dans le nerf optique.

Au centre du nerf optique, il y a une tache aveugle. Pile au centre. Qui se répercute, sur le bord droit de la rétine dans l’œil gauche, sur le bord gauche de la rétine dans l’œil droit. Le cerveau compense. On peut dire qu’il louche. Il fusionne les images des deux yeux, et met du vu où il y a du non-vu.

Tout ça pour dire que je ne sais pas ce que Jan a vu quand il m’a vue. Son cerveau a compensé. Le mien aussi. C’était l’amour. C’était peut-être l’amour à première vue.

 

Bon, je crois savoir ce qui lui a plu, au Jan, chez moi. Quelque chose qui ne se voit pas, du moins pas tout de suite. Cette chose est exactement ce qui faisait fuir les autres.

 

C’est une chose qui se situe sous mes cheveux, en haut du front. Il faut que je connaisse un peu la personne pour lui montrer. Ce n’est pas, disons, dès la première nuit. Encore moins dès le premier café. Je laisse pousser mes cheveux longs exprès, pour ne pas effrayer le monde. Ça a plutôt tendance à provoquer la répulsion. Ce qui est idiot.

 

Disons qu’à l’endroit de la fontanelle, chez moi, ça ne s’est jamais refermé. Vous voyez ce qu’est la fontanelle ? C’est cet endroit mou du crâne des bébés. Ils naissent avec les os du crâne flottants ; la membrane souple qui fait le joint, on appelle ça la fontanelle. Ensuite ça se calcifie, ça se solidifie.

 

Sous le crâne des bébés on voit battre le sang. Chez moi c’est resté. Un signe d’immaturité, il faut croire. La peau s’est tendue, affinée, elle est devenue translucide. L’écart entre les plaques osseuses est resté ouvert, sous une mince pellicule chitineuse. Si je me rasais la tête, on verrait les méandres que forme mon cerveau. On sent les reliefs de la matière grise, sous le doigt. On peut me palper doucement le lobe frontal, et même caresser la naissance de mon gyrus pré-central. La sensation est stupéfiante. Pour celui qui touche, et pour moi.

 

Je porte constamment un casque. Je me protège des chocs. Un accident est vite arrivé. Ça me fait un look de cycliste, mais qu’importe. J’ai toutes sortes de casques, pompier, moto, vélo, polo, et mon préféré, un heaume façon Athéna. Avec Jan je l’enlève. Alors je suis toute nue. Par la suite je n’ai plus porté que les casques fabriqués par mon faber de Jan. Il y a celui en forme de mouche. Celui en forme de rhinocéros. Les armures complètes, avec ces casques, sont parmi ses plus belles œuvres, à mon avis.

 

 

Le cerveau a une forme de nourrisson lové. Une forme de chou-fleur. Une forme de Bouddha accroupi. Il ressemble à une feuille nervurée roulée en boule à l’automne. A un bourgeon humide prêt à éclore au printemps. A un paquet de viscères processant la mémoire, le monde, le rêve, l’amour et la haine. Jan dit que le cerveau est ce que nous avons de plus sexy. Moi, mon cerveau se voit. On croirait un orifice. Jan, quand je lui ai montré la première fois, ça l’a rendu fou. Une femme qu’on aime par la tête. Une femme qu’on prend par la cervelle.

 

« Les vides, les orifices dans mes dessins sont des orifices de pensée. » Jan, quand il parle de ses dessins, il parle d’Eros, et moi je dis qu’il parle de sa femme. Sa femme c’est moi.

 

Je lis sur Wikipedia que la carapace des tortues grandit de la même façon que notre crâne. Les écailles poussent et se séparent le long des fontanelles. « La carapace de la tortue luth n'est pratiquement plus formée que par les fontanelles, la partie osseuse étant réduite à des alignements d'osselets appelés carènes. » Et moi je me demande, de mot en mot, si la carène des bateaux a la même racine que les osselets des tortues.

 

Les tortues luths, dont la carapace n’est quasi que fontanelle, sont lisses et douces comme je ne suis pas. Je suis une tortue luth inachevée. Il me reste pas mal d’os. Sinon je serais entièrement poreuse, traversable et souple. Ma peau deviendrait idéale. Je me dissoudrais dans la planète, au vent, à l’eau, je me donnerais en pâture aux crevettes et aux insectes. Je serais heureuse, envolée, débarrassée de mon petit moi et devenue protéiforme, gigantesque, océanique.

 

Jan saurait me retrouver. Il ne m’a jamais perdue, ni de vue, ni d’ouïe. Je suis son illusion d’optique. Quand il me touche, il croit.

 

Les illusions d’optique, ça fonctionne parce que le cerveau compense. Le cerveau a horreur du vide. Proposez lui deux points, il cherche à les relier. Vous connaissez cette illusion où le cerveau ajoute des cercles au croisement des lignes :

 

 

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Le cerveau invente les cercles absents. Le cerveau les designe. Jan m’a inventée. Jan m’a dessinée. Lisez H.G. Wells, l’Homme invisible : « La densité optique !… C’est un tissu d’énigmes, une série de problèmes, avec des solutions qu’on n’entrevoit que vaguement… Je n’avais que 22 ans. J’étais plein d’enthousiasme. Je me dis : « Je vais vouer ma vie à cette question-là. » Jan est mon homme invisible. Je ne le vois jamais. Il est toujours par monts et par vaux. D’Avignon à Carrare à Zagreb et plus loin. Je ne sais où, hors de notre alphabet. Alors je me l’imagine. Je me souviens de la vie qu’on avait.

 

« Je n’oublierai jamais l’horreur éprouvée à voir mes mains devenues comme du verre dépoli, puis plus transparentes et plus fines à mesure que la clarté augmentait ; enfin, je pus voir au travers (…). Mes membres devinrent vitreux ; les os et les artères s’évanouirent, disparurent, les petits nerfs blancs s’effacèrent les derniers. » Ça, c’est comment H.G.Wells raconte la première fois de l’homme invisible. C’est la vision d’Ezechiel à l’envers. Chez Jan j’ai l’impression qu’il y a toujours un battement entre la chair et son absence, l’apparition des os, des organes, de la peau, et leur disparition. Puis ça réapparaît. Ça se répare.

 

Jan espère de ses dessins « qu’ils mettent les nerfs optiques et auditifs sous tension ». Là, si vous savez lire, il parle de moi. « Dans mes dessins, je peux éprouver un sentiment de loose ends. Comme dans la vie, qui est pleine de situations non résolues. » Sa méthode, dans ce cas, est de laisser les dessins pour un moment. Parfois des années. De ne pas les jeter. Et de les ressortir un jour. « Le temps fera son travail ». Il parle de nous, de nous deux. C’est moi qui le met sous tension, avec mon crâne à trou et ma lucarne de cerveau nu. Et parfois il me laisse, puis il réapparaît.

 

« La naïveté de mes dessins est plus qu’une force primaire parce que les dessins sont presque un cercueil de verre à l’intérieur duquel j’essaie de dépasser mes propres limites. » Je vous le dis, remplacez « mes dessins » par « ma femme » : il parle de moi. Dans Preparatio Mortis (la pièce de lui que je préfère) la scène entière est ma boîte crânienne.

 

C’est après m’avoir rencontrée que Jan s’est mis à sculpter des cerveaux. Des petits et des gros. Le tissu cervical proliférait. Il gagnait les racines des arbres ; c’était leur terreau. Il gagnait les catafalques et les cercueils ; c’était leur irrigation même. Les fluides cérébraux nourrissaient le monde. Jan transforme tout ce qu’il touche en matière-cerveau. Le cerveau n’est pas cérébral. Le cerveau est corporel et physique. Le cerveau est un organe qui rêve. Le cerveau touche et jouit. Le cerveau est fait de neurones qui sont d’abord des atomes, d’eau et de carbone. Le sidérant, c’est que cet agencement moléculaire pense. Voilà le sexy. La pensée, c’est sexy. La pensée vivante, battue d’oxygène et de sang.

 

 

Quand j’étais petite, une bande dessinée s’est incrustée en moi. Elle s’intitulait Carapaces, de Luc et François Shuiten. Un homme et une femme d’allure robotique, entièrement vêtus d’une carapace de métal, se déplaçaient dans un paysage désert. Leur accouplement, guère satisfaisant, était une manœuvre de tubes, de tuyaux, de prothèses. Le désir fou leur venait d’ôter un morceau de leur carapaçon. Et puis un autre. Les lèvres, le bout des doigts. Un sein. Un sexe. La sensation du contact sur la peau nue était d’une intensité presque douloureuse. Alors les insectes arrivaient et les dévoraient.

 

C’est une vision terrible de l’insecte. Jan, ça l’énerve que j’ai ce genre de références. Contrairement à ce que les plus zélés des imbéciles peuvent croire, Jan est un ami des animaux. Insectes compris, bien entendu. Un ami du vivant, je dirais. Les insectes, avec leur squelette-armure, leur métamorphisme, leur pensée collective, leur foisonnement de formes et de couleurs. Le papillon. Le scarabée. Et aussi – je sais, ce n’est pas un insecte – l’escargot. J’aime beaucoup les escargots. Pas pour les manger. Savez-vous que l’escargot peut vivre vingt-quatre heures au fond de l’eau ? Mais pas plus : il supporte l’apnée, mais sa coquille fond. Il se dissout. Sa forme parfaite rejoint l’ensemble malléable du monde.

 

A Carrare, Jan libère les escargots qui vivent dans les blocs de marbre. Il en dégage aussi des cerveaux, petits ou grands. Et des racines de cerveaux, des bonsaï de cerveaux. Des papillons. Des mains. Des têtes. Des voiles. Des corps. Jan ôte ce qui les recouvre. Soigneusement Jan sculpte à l’envers, déplace la matière hors de la forme encastrée. Une fois retiré cet agencement de calcaire et d’oxydes, une fois rendus à l’espace les contenants des formes, apparaissent les corps sculptés. Ceux qu’il avait d’abord dessinés. Il y a une coïncidence extravagante entre le dessin qu’avait fait Jan, et la forme telle qu’elle apparaît. Jan prévoit, Jan prédit : il est capable de tracer à l’avance ce qui se cachait, invisible, dans le marbre.

 

« Ces portions de montagne que la scie étend dans nos chambres à coucher »…. Pline l’Ancien voyait dans les sculptures en marbre des objets litigieux et trompeurs : «  Sous Néron on a même imaginé d'incruster dans le marbre des taches qui n'y étaient pas, et d'en varier ainsi l'uniformité, afin que celui de Numidie offrit des ovales et que celui de Synnade fût veiné de pourpre, tels enfin que le luxe aurait voulu que la nature les produisit. C'est ainsi que l'on supplée au défaut des carrières, et le luxe ne cesse de se tourmenter, pour perdre dans les incendies le plus qu'il est possible ». (Pline l’Ancien, Livre XXXVI)

 

C’est ainsi qu’on supplée au défaut des carrières... Un alexandrin parfait, que cette traduction de Pline par Littré. Ces douze pieds ailés décrivent parfaitement le travail de Jan.

 

Pline le Païen n’imaginait pas encore les gisants de Saint Denis, ces bateaux humains pris dans le virage de la crypte, calés les uns au autres dans le courant du temps. Mais notre cerveau n’est pas une crypte, c’est un organe vivant, un labyrinthe que nous ne cessons de bâtir, pas tant de remplir que d’explorer, de prolonger, de faire proliférer. L’étonnant, c’est que le cerveau meure avec nous. Il devrait nous survivre, je trouve. C’est à ce défaut-là que Jan supplée.

 

De temps en temps Jan revient à la maison. Il retrouve le chemin. « Certains dessins changent pendant que je les fais. Je fais alors ce que le dessin attend de moi, je me soumets à sa nécessité ». Parfois je suis la nécessité de Jan. Je fais alors de lui ce que je veux. Mon cerveau le retient, à vrai dire. Mon cerveau ne le lasse pas. Les orifices de mon cerveau. Ensuite, il repart dessiner.

 

 

 

(Toutes les citations de Jan Fabre sont extraites d’Umbraculum, Actes Sud- Collection Lambert, 2001)

 

 

 

mars 2013