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Marie Darrieussecq

Ce texte sur la  passion entre Simone de Beauvoir et Nelson Algren est paru dans le Figaro Madame en 2016

Nelson Algren, photo de police, Chicago, 1967
Nelson Algren, photo de police, Chicago, 1967

Ils se sont serrés la main avant qu’elle ne commence sa conférence. C’est un ami de Mary, et Richard Wright lui en a aussi parlé. Il s’agite. Il la regarde. C’est Mary qui a dû le traîner ici. Pas le genre de type à assister à des conférences. Il se frotte le haut du front, à la racine des cheveux, hirsutes, épais. Il pousse du doigt ses lunettes. Il est beau. Il place sa cigarette exactement au centre de ses lèvres pour l’allumer. Elle en prend une par mimétisme depuis la chaire où elle parle. Elle a déjà beaucoup fumé pendant cette conférence, comme toute l’assistance d’étudiants, de journalistes, tous ceux qui s’intéressent à la littérature à Chicago en 1947. Elle se rend compte qu’elle parle pour lui. Oui, c’est à lui qu’elle parle. A un moment, il lui a semblé qu’il s’endormait mais il a rouvert les yeux directement dans les siens. Elle a envie d’un verre. Envie d’en finir avec cette conférence et d’aller boire un whisky-soda, cette boisson si délicieusement américaine. Un whisky-soda avec lui.

 

Mary lui a raconté qu’il a volé sa première machine à écrire quand il était gamin. Il a fait de la prison pour ça, plusieurs semaines. Il est écrivain, un écrivain de Chicago, un gars du cru. Elle parle, et elle a la certitude qu’il la comprend. Pas seulement qu’il comprend ce qu’elle raconte mais qu’il la comprend, elle, tout entière. Les visages s’effacent et lui seul est assis en face d’elle, agité. Ils sont seuls. Ils sont seuls et c’est inévitable, dans la masse des corps et des visages. Ils sont seuls et il le sait aussi.

 

Elle a un flash de Sartre. Une seconde elle imagine Sartre en prison pour avoir volé une machine à écrire. Elle sourit. Elle sourit à Algren. Il la regarde avec sérieux. Il a l’air d’un homme à qui il arrive quelque chose de grave. Elle entend des applaudissements. Elle signe des livres. Il est à deux mètres d’elle. Il semble patienter… s’en aller, non, rester… Mary papillonne autour lui et fait comme une faible interférence dans le champ. Une sphère s’est déployée entre eux deux. Les gens entrent et sortent mais la sphère est impénétrable. Ils la transportent avec eux. Simone et Nelson. Leur monde. Elle entre dans ce nouveau monde avec lui.

 

Il sent le tabac, le whisky et l’Amérique. Il sent l’espace et la grande ville. La nuit tombe et le lac, plus grand que tous les lacs qu’elle a jamais vus, fait une entaille noire entre la terre et le ciel. Le lac perturbe la perspective, et ouvre une autre dimension dans ses petits paysages à elle. Elle découvre la grande forêt électrifiée de Chicago. Dans le taxi qui les emmène, il lui dit : « nous n’avons pas de temps à perdre ».

 

C’est un homme vrai, elle ne pourrait pas le dire autrement. Vrai, c’est le mot qui lui vient. Il a un corps musculeux, sec sans être maigre. Il lui dit « le sexe est une chose naturelle, une bonne chose. Rien n’est plus drôle que le sexe quand il retourne à l’état sauvage. » Il l’attrape. Elle rit. Elle est étonnée. Elle n’a jamais connu cette audace, ce rire, cet élan. Chez personne ni chez elle. Il lui dit : « Le lit, il n’y a que ça. La douleur est la douleur, le plaisir est le plaisir. L’une est pour les perdants, l’autre pour les gagnants ». En français ça ne veut presque rien dire mais en anglais ça sonne formidable. Ça sonne comme du Humphrey Bogart. Elle peine à lui dire combien, en français, elle est plus intelligente, plus subtile qu’en anglais, son anglais un peu scolaire. Elle voudrait qu’il comprenne ce qu’elle ne parvient pas à lui dire. Lui ne parle pas un mot de frenchie. Il rit. Il l’enlace encore. Et ce regard demi-fou qu’il a pendant l’amour, et ce sourire presque timide qu’il a, après.

 

Il ne connaît ni Camus, ni Sartre. Elle lui explique. C’est extraordinairement rafraichissant, d’avoir à expliquer qui sont ces deux là. Et elle lui demande encore : « Connaissez-vous Kafka ? » Il rit. Il la trouve adorable, et ignorante, et mal fagotée. Ils achètent ensemble une robe pour elle, mexicaine. « Vous ne serez jamais élégante, vous n’aurez que l’air élégante ». Elle proteste. Refait son chignon et ils éclatent de rire. Et le rire, s’éteignant, laisse sur son visage à lui un sourire mélancolique. Qui semble savoir, déjà, que leur histoire est impossible. Elle songe : nous ne serons jamais séparés. L’Atlantique n’est rien pour un si grand amour. Il lui donne à lire Sanctuaire, de Faulkner, et elle entend surtout le mot, sanctuaire : c’est le leur.

 

Elle est amoureuse, elle est frappée par l’amour. Elle le sait. Elle sourit de se retrouver si jeune, si adolescente. Elle voit des signes. Elle ne savait pas que ça lui arriverait encore. Elle se croyait vieille à 39 ans.

 

Il lui dit qu’on ne peut pas écrire sur le bonheur. Qu’il n’y a rien, là, pour explorer l’humanité. Elle se moque de son côté grognon et de son cuir épais – épais en apparence. Elle l’appelle « mon crocodile ». Il a peur. Peur de ce qui leur arrive. Il lui dit qu’à dix-neuf ans on peut toujours retourner pleurer chez sa mère ; qu’à trente-cinq ans on peut encore s’en tirer ; mais qu’à quarante ans on a sa fierté, et qu’on ne peut pas s’en sortir juste en chantant le blues.  Il dit « it’s best when it rocks », et il sonne comme les petites frappes qu’il décrit dans ses romans, ou comme un Muddy Waters blanc. Avant d’écrire, pour se détendre il va boxer. Les idées lui viennent comme il cogne.

 

Ils ont si peu de temps. A Chicago, son territoire, son lieu. Il l’emmène dans les bars, ceux de la pègre, ceux des fous, ceux des drogués. Chi-ca-go, les trois syllages étourdissent un peu la Parisienne, c’est la ville d’Al Capone, la ville-gangster, la ville-blues, l’immense ville-lac. Et ce ne sont même plus des bars où il l’emmène, ce sont des entre-deux dans le tissu de la ville, des abris sous une tôle, des allées étroites avec des canapés éventrés. Des ombres se tiennent là, entre deux rêves, entre deux shoots, et des sirènes aux écailles bleu-vert, ces filles dont parlent ses romans, et qui ne l’effraient pas, la belle Parisienne, et qu’elle ne juge pas, sauf si elles s’approchent trop de lui...

 

Elle n’est pas bégueule, cette bourgeoise débourgeoisée. Elle n’a pas peur non plus de son gourbis sans salle de bain ni réfrigérateur au 1523 Wabansia avenue. Elle-même n’est pas mieux logée dans le Saint Germain de 1947. Ça, il ne le sait pas. Il a des idées sur elle, sur cette « existentialiste », célèbre apparemment, stricte d’allure, avec son nom à particule et si français, de Beauvoir...  Quand il se retrouve seul, il prononce le nom, Simone de Beauvoir, en cherchant l’accent. Il aime arrondir les lèvres sur le voir final… Des années après, dans une de ses nouvelles, il donnera à une prison le nom fictif de Bellevue. Et il ne parviendra jamais à terminer Entrapment, « Piège », un roman sur ses amours impossibles.

 

Au chauffeur de taxi qui l’emmène à l’aéroport, elle ne peut s’empêcher de parler de lui.

Dans l’avion, elle est groggy. « L’avion, l’amour, le ciel, la tristesse et l’espoir formaient un tout ». C’est ce qu’elle lui écrit dans sa première lettre. Et les lettres vont prendre toute la place. Les lettres vont essayer de se faire corps, souffle, voix, caresse. Elle pourrait écrire, comme cette Duras dont elle aime se moquer : « tu me plais, quel événement ». Cet amour-là, transatlantique, pour un Américain, au mitan de sa vie, elle ne pouvait rien en prévoir. Il a la force d’un accident. Elle pleure au-dessus de la mer bleue. Elle pleure au dessus des pins et des lacs de Terre Neuve. « Je serai toujours avec vous, dans les rues tristes de Chicago, sous le métro aérien, dans la chambre solitaire, je serai avec vous comme une épouse aimante avec son mari bien aimé. »

 

Elle prend la mesure de l’océan, si proche sous le ventre de l’avion. Elle voudrait vider l’océan. Elle voudrait assécher la masse énorme de toute cette eau et marcher jusqu’à lui sur le fond dépeuplé, et franchir le grand rift à pied. Mais non, elle n’est pas comme ça, Simone. Elle n’a pas deux sous de poésie géographique. Elle ne voit pas les spectres. Elle a la force de l’Histoire. Elle se bat dans le réel. « C’est idiot d’écrire des lettres d’amour, l’amour ne peut pas se dire par lettres, mais que faire quand cet affreux océan s’étend entre vous et l’homme que vous aimez ? (…) Nous n’aurons pas de réveil car ce n’était pas un rêve ; c’est une merveilleuse histoire réelle qui ne fait que commencer (…). Je vous aime, il n’y a rien d’autre à ajouter. »

 

Et pourtant elle va ajouter des milliers de pages, jusqu’à la rupture, jusqu’au malentendu. « Chicago est trop loin, les avions volent trop lentement. » Algren est un écrivain de Chicago absolument : venir vivre à Paris, il ne l’envisage pas. Et à Paris, il y a Sartre : « l’amour nécessaire » contre « l’amour contingent ». Contingent ! Le mot est insupportable à Nelson. Contingent ! L’amour est l’amour, il ne prend pas d’adjectif. Mais « je ne serais pas la Simone qui vous plaît, si je pouvais renoncer à ma vie avec Sartre, je serais une sale créature, une traîtresse, une égoïste (…) Vous devez comprendre, Nelson. » Lui, il vient de lui déclarer : « je suis prêt à vous épouser, sur l’heure. » A croire que le malentendu est leur lien le plus solide.

 

Et pourquoi serait-ce à elle d’aller là-bas, à Chicago, si loin de ce Saint-Germain dont elle a tant besoin ? Le piège n’est pas qu’amoureux, il est aussi géographique. C’est une tragédie de la distance. Il aurait fallu, comme elle le lui écrira vers la fin de leur relation, « un hélicoptère psychique ». L’espace entre les longitudes est impossible à réduire, il aurait fallu froisser la planète comme une boule de papier, il aurait fallu écraser la Terre à coups de poings pour trouver une solution entre ces deux-là, Nelson et Simone, dont les prénoms rimaient mais dans des vies désaccordées.

 

 

 

(Les citations sont extraites des romans d’Algren, des lettres de Beauvoir et de La force des choses, t.1, p. 224)

 

 

été 2016