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Marie Darrieussecq

Cet article est paru dans la page « Rebonds » de Libération, le 10 avril 2006. Je l’ai écrit avec la généreuse collaboration de plusieurs amies en colère, notamment Annette Messager, Anne Ferrer, Virginie Despentes, Beatriz P. Preciado, Celia Houdart et Nelly Blumenthal, et le précieux apport théorique d’Anne Simon et Christine Detrez, dont le livre A leur corps défendant, sur les femmes et l’art, est paru en juin 2006 au Seuil.

carottes bio bizarres envoyées par Annette Messager
carottes bio bizarres envoyées par Annette Messager

Venue de la littérature, je découvre le monde de l’art, et j’y apprends beaucoup de choses. Par exemple, que les femmes ne peuvent pas vraiment bâtir d’œuvre. C’est écrit dans le catalogue consacré au peintre Jean-Marc Bustamante (collection la création contemporaine, édition Flammarion, 2005).

Christine Macel, qui l’interroge avec Xavier Veilhan, lui demande pourquoi les femmes « ne tiennent pas la distance », pourquoi si peu « dépassent les dix ans ». « Vous (Bustamante, Veilhan, ou Thomas Hirschhorn) vous produisez beaucoup, vous expérimentez dans des dimensions différentes, il y a une sorte de flux. Je me demandais récemment pourquoi ce n’était pas le cas chez les femmes. » Et je pense à Louise Bourgeois, Annette Messager, Gina Pane (ce mot de « flux »), Rebecca Horn ou Jenny Holzer, qui ont encore en effet toutes leurs preuves à faire.

On doit à Christine Macel la décisive exposition « Dyonisiac », que j’ai vue début 2005 au Centre Pompidou. Exposition consacrée à des artistes prometteurs, et très instructive : face à la liste des noms, quatorze prénoms masculins, j’en avais conclu qu’il n’y avait aucune artiste prometteuse dans le monde aujourd’hui…

Bustamante renchérit (il faudrait tout citer de son texte inspiré, où l’on retrouve le souffle dix-neuviémiste et grandiose d’un Michelet ou d’un Renan) :  « Oui, l’homme a besoin de conquérir des territoires, la femme trouve son territoire et elle y reste… Les femmes cherchent un homme, un homme veut toutes les femmes. La femme, dès qu’elle a trouvé son territoire, elle y reste… Les hommes sont toujours dans la recherche de territoires vierges.»

Selon un préjugé qui remonte aux premières ébauches d’anthropologie, la femme est faite pour l’espace privé (le foyer, le « personnel » que citera plus loin Veilhan) : en bref, l’intériorité vaginale et utérine. Comme si la forme des organes sexuels pouvait fonder une pensée. Une préhistorienne comme Claudine Cohen montre qu’il y a une fiction scientifique totale à penser que Mr Cromagnon chassait le mammouth pendant que Mme Cromagnon l’attendait dans la grotte... Tous deux étaient, au mieux et au quotidien, grands chasseurs de féroces belettes.

Il est vrai que dès qu’une femme pénètre sur le soi-disant terrain des hommes, elle se fait traiter de « femme phallique » : c’est le terme de Macel pour décrire Louise Bourgeois. Par un sursaut de pensée historicisante, elle tente ensuite d’excuser ces pauvres femelles attardées : « Les femmes n’ont pu s’exprimer en tant qu’artistes que très récemment, à partir des années 70, avant il en existait peu. » Sonia Delaunay, Maya Deren, Lili Brick, Germaine Richier, Barbara Hepworth… la liste pourrait être longue de celles qui étaient artistes avant les années 70.

Certes une femme qui crée doit reprendre des outils ou une langue déjà formatés par un monde d’hommes, ce qui peut ajouter à la confusion de ceux dont la pensée est déjà confuse. Les dominés doivent en effet passer par le champ du dominant pour s’en extraire. Une alternative historique a été de réinventer les outils et symboles traditionnellement féminins, ce qui explique pourquoi les années soixante-dix ont effectivement vu tant de tricots, de draps et de maisons, de sang cyclique et d’humeurs féminines, mis en scène dans l’art. Sans rien enlever à leur formidable relecture des corps et des stéréotypes, Orlan, Bourgeois, Messager… ont toutes évolué ensuite dans leurs explorations.

Pourtant Bustamante leur conteste toute capacité à la mobilité. Je continue à lire, de plus en plus étonnée, apprenant par exemple que Nan Golding n’a « plus vraiment bougé » une fois qu’elle a eu trouvé sa ligne. Mais c’est dans les généralités que Bustamante atteint sa vraie dimension épique : «  Les hommes prennent des risques beaucoup plus grands, comme d’être détesté, d’être dans la polémique, d’être longtemps dans des champs difficiles. »

Mais peut-être que Bustamante a raison. A la façon stupide de Monsieur Homais : un discours insultant mais commode, immémorialement conventionnel. C’est tellement rassurant, que la femme reste à la maison ! Avec en plus (aujourd’hui les femmes travaillent) ce grand frisson à peu de frais, d’avoir l’impression de dire des choses interdites… Aux hommes, donc, les choses difficiles ! Si la femme est faite pour le proche et le facile, c’est sans doute parce que son bébé la tète ? Et ce doit être parce qu’elles sont frileuses que les femmes artistes « tricotent » tant, et parce qu’elles sont bornées qu’elles ne cherchent pas à conquérir des « territoires vierges ». Il est vrai qu’on trouve encore des gens pour exclure Orlan du champ de l’art, ou Pipilotti Rist, ou Sarah Lucas… ou pour dire qu’elle ne prennent aucun risque, surtout pas celui d’être détestées… Mais cette notion de risque artistique qu’emploie Bustamante, je la connais bien : elle aussi date un peu, au moins soixante-dix ans, depuis la virile « corne de taureau » de Leiris.

Les femmes artistes seraient donc un peu popottes. Elles se « retranchent dans la case sociale où l’on veut bien les voir (Veilhan) ». Mais si on inclut dans la notion d’artiste la musique ou les lettres, alors en effet, une Duras ou une Jelinek ont toujours eu peur de la polémique, une Björk a toujours creusé le même sillon, et Simone Weil était connue pour son côté plan plan. Ce serait donc en art et strictement en art que les femmes ne sont bonnes qu’à produire des œuvres au crochet ? Il est vrai qu’il y a les lois du marché… Les galeries, qui les exposent peu… Et certaines femmes elles-mêmes qui, dès qu’elles ont un petit bout de pouvoir, comme Christine Macel, intègrent magnifiquement les préjugés sur leur sexe.

Que les hommes et les femmes produisent des œuvres différentes me semble une idée riche, intéressante, plus que le prétendu « neutre » souvent mis pour le mot « masculin ». Mais comme par hasard, cette différence est généralement utilisée pour minimiser les œuvres des femmes. Heureusement j’écris, je ne suis pas « artiste », sinon j’oserais penser que j’ai un cerveau, dont la forme n’est pas forcément celle d’une cavité utérine.

 

 

10 avril 2006