Réponse à la question de Nelly Kapriélian, pour les Inrocks : “comment voyez-vous votre avenir dans 25 ans ?” en novembre 2013
Dans vingt-cinq ans, si mes cellules sont encore animées de vie, j'aurai soixante-sept ans. Je serai ménopausée, ridée, et que je tiendrai moins bien l'alcool (il paraît). Je vivrai peut-être sous la terre, sans électricité ni tablette numérique, je n'aurai peut-être aucune nouvelle des gens que j'aime, revenir à Guttenberg semblera une idée d'avenir mais l'idée même d'avenir secouera de rire ceux encore capables de rire. Je survivrai parmi des survivants à me battre pour de l'eau ou pour un bout de cadavre à manger. A 67 ans, mes chances d'en avoir 68 seront moindres que ceux qui en auront 25 de moins, que celles ou ceux qui pourront se vendre, que ceux ou celles qui accepteront de tuer. So it goes, c'est comme ça, écrivait Kurt Vonnegut dans Abattoir 5, son chef d'oeuvre méconnu (parce que minorisé en genre science fiction). Ainsi va la vie, ainsi vont les désastres. Bon.
Dans vingt-cinq ans je vivrai peut-être aussi dans une maison d'architecte en verre et bois sur la mer, je penserai les phrases de mes livres qui s'écriront dans le cyberspace et parviendront sur simple clic chimico-neuronal à mes lecteurs en extase. Un gouvernement mondial subliment éclairé me paiera pour le simple fait d'exister et des hordes de fans muets d'admiration (un bon lecteur est un lecteur muet) assiègeront les grilles électro-magnétiques de ma propriété modulable. Plusieurs jeunes hommes que je ne décrirai pas ici seront à mon service parce qu'ils le voudront bien, et je serai folle amoureuse d'un qui ne voudra pas de moi, sinon ce n'est pas drôle. Ma vaginoplastie m'aura créé douze points G supplémentaires, je ressemblerai à Demi Moore qui ressemblera à Keira Knightley, et on importera de l'air marin vers les beaux quartiers des capitales. J'aurai une bibliothèque sur papier, parce que c'est chic et confortable, et une bibliothèque sur support virtuel, parce que c'est chic et confortable. Beaucoup de choses chics et confortables seront accessibles au grand public dans certaines zones du monde. Pour les autres zones,il est probable que tous ceux dotés des moyens de les fuir les auront fui, créant de fortes turbulences là où les courants les mèneront. Les zones inhabitables (mais surpeuplées) seront parfaitement explorables par satellite en temps réel, on effraiera les petits enfants et les électeurs avec.
Que voulez-vous que je vous dise ? La seule chose que je sais, c'est que mes cellules auront vieilli ou que mes atomes seront déjà recomposés, formant d'extravagantes molécules telles que de l'eau, de l'écorce, des scarabées, du béton, du formol, ou le dernier éléphant vivant. Et que j'aurai, d'ici là, certainement écrit de la science fiction. Comme disait Stanislas Lem à la fin de Solaris (je traduis à peu près) : "Nous savons tous que nous sommes des créatures matérielles, sujettes aux lois de la physiologie et de la physique, et la force de nos sentiments est impuissante contre ces lois. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de les détester".
