Aller au contenu principal

Marie Darrieussecq

Paru dans le Monde quand George Perec est entré en Pléiade, en 2017

Belgrade, boulangerie Perec
Belgrade, boulangerie Perec

Georges Perec est en Pléiade. L’effet de liste de ses titres rassemblés l’aurait peut-être fait sourire : il disait que « rien au monde n’est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans une liste. » Mais Perec est unique. Son œuvre plus qu’une autre apparaît comme un OVNI. Héritier de Jules Verne et de Melville, de Stendhal et de Queneau, de Poe et de Borgès, de Rabelais et de Mallarmé… Perec se tient pourtant tout seul, barbu, taquin et coiffé d’un chat, comme une icône dans notre imaginaire. Bien que ses textes soient tissés de références jusqu’au tournis, sa façon d’écrire est d’une insolente inventivité.

 

Ses livres, dotés d’un succès variable de son vivant, n’ont cessé de voir leur écho s’amplifier après sa mort prématurée à 46 ans. Au point que Perec est vite devenu un classique, le plus récent de nos classiques. « Un classique moderne » comme l’écrit dans sa préface Christelle Reggiani qui a dirigé cette édition, mais un drôle de classique, rigolo et mélancolique, dont l’humour travaillait le désespoir. Ses lipogrammes, écriture à contrainte (il fut sans doute le plus célèbre membre de l’OULIPO) jouent autour d’un centre absent, une lettre manquante ou une prison alphabétique. Son roman la Disparition, écrit sans e, est écrit sans eux : sans son père mort à la guerre, sans sa mère assassinée à Auschwitz. Ce qui semble chez Perec un aimable jeu avec les mots est une façon de dire l’indicible, de donner forme à l’absence, de crier le scandale de la mort de la mère et de la destruction des Juifs d’Europe. Il a su écrire ça. Avec Sarraute, Perec est celui qui a fait « imploser » le genre autobiographique. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance… » : c’est la première phrase de W ou le souvenir d’enfance. Il a inclus dans l’autobiographie le doute, le non-savoir, la mémoire qui ne peut qu’imaginer parce que le souvenir porte sur rien, des bribes, ou des listes, et des monceaux de vêtements vides. Au lieu du récit de soi, la toile cirée de l’absence, de cette table jamais débarrassée avec la mère, de ces souvenirs d’enfance banals et qu’il n’a pas. La gravité, Perec la portait avec le rire. Il écrit dans Je suis né : « Peu de temps avant ma naissance, les gentils ne le furent pas. »

 

Au début, la critique fut déroutée par les zigzags apparents de son style. D’abord, on comprit mal : il lui fallut l’ambition d’un roman total pour offrir au public tout son art. Ce fut la Vie mode d’emploi, en 1978, prix Médicis, et reconnaissance par un large lectorat. Dans ce vaste édifice romanesque, Perec unifiait tout ce qui le tenait vaille que vaille, ses brimborions et ses labyrinthes, entre dépeuplement et encombrement. Un espèce d’espace saturé d’emprunts et d’objets, autour d’une case manquante et d’un cœur piégé. Perec était cerné par un empêchement qui aurait pu lui être fatal. Hanté par le besoin d’écrire, il aurait pu se perdre dans les ressassements, les exercices de style et les vertiges. « Moby Dick. Maudit bic ! » s’exclame un des personnages de la Disparition. La baleine de la page blanche aurait pu l’engloutir. L’écriture de W ou le souvenir d’enfance lui prit cinq ans : « Je peux rester des heures à faire des réussites au lieu d’écrire W. » J’admire son obstination, et ses ‘trucs’ au sens noble : ce qu’il inventait pour avancer malgré tout. Ses assauts de contraintes, ses chantiers ultra-planifiés, ses cahiers des charges qui étaient déjà des livres. C’était un bricoleur de génie. Auteur des mots croisés du Point, il était hilarant et retors. Telle cette définition : « surtout craint de certains derviches : empêcheur ». Soigné enfant par Françoise Dolto, ce survivant a aussi magnifiquement écrit sur sa psychanalyse avec JB Pontalis, dans Les lieux d’une ruse. Ce court texte est malheureusement absent des volumes Pléiade, dont le parti pris était de réunir ses livres parus en tant que livres. Mais peut-être faut-il quelques cases manquantes à une édition réussie de Perec…

 

Perec se décrivait comme un « paysan qui cultiverait plusieurs champs » : sociologique, autobiographique, ludique et romanesque. « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère » écrit-il dans les Revenentes, prouesse en bordure d’illisible, objet verbal écrit sans autre voyelle que le e. Claude Burgelin, dans l’album Pléiade qui accompagne ces deux tomes, fait le portrait d’un écrivain qui interrogeait l’habituel en passant par la « déglingue du roman d’enquête », l’énumération méthodique et l’esprit de jeu. Les tapuscrits et manuscrits photographiés dans cet album montrent l’extrême organisation de l’écriture, mais aussi les moments de panne, d’ennui, les dessins automatiques, le griffonnage, l’occupation mécanique de la page. Cet « usager de l’espace » (ainsi Perec se décrivait lui-même) a un astéroïde qui porte son nom : 2817 Perec, découvert en 1982, l’année de sa mort. Circulant entre Mars et de Jupiter, il a une orbite caractérisée par un demi-grand axe de 2,35 UA, une excentricité de 0,179 et une inclinaison de 2,27° par rapport à l'écliptique.

 

Ce texte a été repris en anglais, traduit par Penny Hueston, sur Asymptote :

 

http://www.asymptotejournal.com/blog/2017/09/27/2817-perec-the-celestial-eccentricity-of-georges-perecs-writing/#_ftn1

 

Extrait de la thèse de l'auteure, partie Perec, dans le Magazine Littéraire
Extrait de la thèse de l'auteure, partie Perec, dans le Magazine Littéraire

 

 

10 mai 2017